Malgré les avertissements répétés des organisations de la société civile, les législateurs européens sont parvenus à un accord sur la réforme du code frontières Schengen qui sera votée en session plénière cette semaine. Le dossier législatif issu des négociations entre la présidence belge du Conseil de l’UE, le Parlement européen et la Commission aura des conséquences dévastatrices pour les personnes migrantes et les communautés racisées.
Nous appelons les député·e·s européen·ne·s à rejeter, lors du vote en plénière, la réforme du code frontières Schengen et à donner un signal clair contre une législation qui porte atteinte aux droits fondamentaux.
Le vote comprendra plusieurs amendements qui, ensemble, créeront un nouveau système dangereux de « gestion des migrations » aux frontières de l’espace Schengen et contribueront à réduire l’espace civique, en particulier en augmentant la criminalisation des migrations et de la solidarité :
- Alors que la révision du code des frontières Schengen est présentée comme la solution pour mettre fin à la réintroduction constante des contrôles temporaires aux frontières intérieures, la proposition généralise les contrôles de police dans le but explicite de prévenir l’immigration irrégulière. L’interpellation de personnes soupçonnées d’être sans papiers repose en grande partie sur le profilage racial. Des recherches menées par l’Agence des droits fondamentaux de l’UEont montré que les communautés racisées font l’objet de contrôles discriminatoires et arbitraires, indépendamment de leur citoyenneté ou de leur statut de résident. En effet, plus de la moitié des personnes d’origine africaine interrogées ont estimé que leur dernière interpellation par la police était le résultat d’un profilage racial. Cette pratique constitue une violation flagrante de la législation européenne et internationale en matière de lutte contre la discrimination [1], et contredit l’esprit du plan d’action de l’UE contre le racisme. Alors que les considérants de la réforme stipulent que toutes les actions doivent être menées dans le plein respect du principe de non-discrimination, rien n’indique comment cela sera contrôlé ou garanti, ni comment les États membres seront sanctionnés s’ils agissent en violation de ce principe.
- L’article 23 bis permet des refoulements internes entre les États membres à mesure que les garanties visant à atténuer ses conséquences sur les droits fondamentaux introduites par le Parlement sont supprimées. Cet article prévoit le « transfert » (renvoi) immédiat des ressortissants de pays tiers appréhendés « dans les zones frontalières » vers le pays qu’ils ont traversé. Bien que des dispositions prévoient que l’individu peut faire appel de cette décision de « transfert », l’appel n’aura pas d’effet suspensif, ce qui signifie que la personne sera renvoyée quoi qu’il arrive. Il n’existe aucune dérogation à cette procédure pour les enfants non accompagnés, les familles avec enfants ou les personnes en état de vulnérabilité. S’il est écrit que les demandeur·euse·s d’asile ne seront pas soumis à de telles procédures de réadmission interne, il reste à voir comment cette exemption sera respectée dans la pratique. De tels « transferts » violeraient la jurisprudence bien établie des tribunaux italiens, slovènes et autrichiens, qui se sont tous prononcés contre les refoulements en chaîne entre États membres.
○ Étude de cas : Italie
Des pratiques de retour ou de réadmission sommaires aux frontières italiennes ont lieu depuis des années et illustrent de manière frappante les implications sur les droits humains des personnes en migration. En effet, en janvier 2021, puis en 2023, le tribunal civil de Rome a jugé que de nombreux cas de réadmission en Slovénie depuis Trieste et Gorizia, mis en œuvre dans le cadre d’un accord de réadmission de 1996, étaient en fait illégaux car ils violaient le droit au non-refoulement, le droit de demander l’asile et les droits procéduraux à l’évaluation individuelle et à un recours effectif. À la frontière adriatique, l’Italie a été sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme en 2014pour une réadmission en Grèce dans laquelle la Cour a constaté une violation de l’interdiction des expulsions collectives et des mauvais traitements. Les communications adressées au Comité des ministres dans le cadre de la procédure de surveillance de l’exécution des arrêts relatifs à l’affaire Sharifiet un récent arrêt de la Cour de Romesur la réadmission d’un mineur afghan non accompagné en Grèce montrent que les violations se poursuivent. A la frontière italo-française, la CJUE et le Conseil d’Etat ont estimé queles retours entre les deux pays étaient en contradiction directe avec les garanties prévues par la directive retour.
D’autre part, les pratiques de profilage racial sont déjà très répandues aux frontières intérieures de l’Italie. Comme l’a souligné l’ASGI dans sa soumission au CERD(Comité pour l’élimination de la discrimination raciale), la gare de Vintimille, un point de transit important pour les personnes se rendant en France, est caractérisée par des contrôles de police qui ciblent presque exclusivement et systématiquement les personnes d’origine africaine. En conséquence, le Comité a fait des recommandations spécifiquesau gouvernement italien pour lutter contre le profilage, en soulignant l’absence totale de mécanismes appropriés au sein du système national pour le combattre.
- Le concept d’ »instrumentalisation » est repris du règlement sur la crisedu nouveau pacte, bien qu’il ait été supprimé de la position initiale du Parlement sur la réforme du code des frontières Schengen. En pratique, cela signifie que les États membres pourraient déroger à volonté aux cadres des droits fondamentaux, chaque fois qu’un pays tiers ou un acteur non étatique est accusé d’ »instrumentaliser les migrants » pour déstabiliser l’UE ou ses États membres. La réforme du code frontières Schengen va encore plus loin en incluant un amendement inquiétant du Conseil qui permet aux États membres de prendre « toutes les mesures nécessaires » pour préserver « la sécurité, la loi et l’ordre » si un grand nombre d’individus tentent d’entrer irrégulièrement dans un pays « en masse et en recourant à la force ». Il s’agit d’une transposition incorrecte de l’affaire N.D. et N.T. c. Espagnequi pourrait avoir des conséquences dévastatrices ; en effet, le texte permet des dérogations illimitées à l’acquis communautaire en matière d’asile et de droits fondamentaux.
- La réforme fait également référence à plusieurs reprises à l’utilisation accrue des technologies de surveillance et de contrôle aux frontières intérieures et extérieures. Les technologies telles que les drones, les détecteurs de mouvement, les caméras thermiques et autres facilitent l’identification des personnes qui franchissent les frontières avant leur arrivée et ont démontré qu’elles facilitaient les refoulements. En fait, le Border Violence Monitoring Network (BVMN) a enregistré 38 témoignages, concernant plus de 1 000 personnes, dans lesquels les personnes interrogées ont déclaré avoir entendu ou vu un drone avant leur refoulement. L’utilisation de technologies permettant de suivre et de contrôler les mouvements des personnes pourrait donc faciliter leur réadmission entre les États membres de l’espace Schengen.
Nous, soussigné·e·s, appelons les député·e·s européen·ne·s à rejeter la réforme du Code frontières Schengen lors du vote en plénière. Ce dossier élargit le concept néfaste d’ »instrumentalisation », légalise les refoulements internes, risque de généraliser le profilage racial et renforce l’utilisation de technologies de surveillance des frontières dont il a été prouvé qu’elles facilitent les violations des droits fondamentaux.
La position du Parlement sur le dossier visait à supprimer les aspects les plus problématiques et à inclure des garanties pour les droits des personnes issues de l’immigration et des communautés racialisées. Cette position a depuis été abandonnée et celle qui l’a remplacée est intenable en ce qui concerne la protection des droits fondamentaux.
Source : https://migreurop.org/article3264.html?lang_article=fr