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Depuis le 1er septembre, les Ivoiriens ont besoin d’un visa pour se rendre dans ce pays du Maghreb. Cette mesure est présentée comme un moyen de limiter les départs vers l’Europe et de lutter contre le trafic de nationalité.
Parmi les Ivoiriens qui se rendent régulièrement au Maroc, la stupeur est encore palpable. Il faut dire que les choses sont allées très vite. D’abord évoquée comme une rumeur, l’idée d’un visa pour les ressortissants de Côte d’Ivoire a commencé à agiter l’opinion il y a quelques semaines à peine. En moins d’un mois, le verdict est tombé, tous les détenteurs de passeports ordinaires devront désormais passer le filtre d’une procédure de visa et s’acquitter d’une somme fixée à 14 000 FCFA (21 euros) ou 22 000 FCFA (33 euros) pour un titre multi-entrées. Une sélection qui ne devrait pas conduire à des refus systématiques, souhaitait rassurer Abdelmalek Kettani – ambassadeur du Royaume du Maroc en Côte d’Ivoire – dans un entretien pour le journal Fraternité Matin : « On ne refuse pas de visas. On le donne quand les dossiers sont complets. » Les demandeurs devront notamment prouver leur capacité financière au moyen d’un relevé bancaire et justifier le motif de leur visite : études, tourisme, affaires.
Dans un café d’Abidjan, Ismaël K.D – soucieux de garder l’anonymat – s’inquiète pour l’avenir de ses affaires. Ce quadragénaire, ingénieur de formation, avait décidé de partir dans ce pays du Maghreb devant le manque d’opportunités professionnelles en Côte d’Ivoire. Au début de son aventure, l’intéressé avait effectivement tenté de rallier la Suisse grâce à une filière de faux papiers de la Confédération helvétique. Après son arrivée à Bern, c’est un avion qui l’a renvoyé presque immédiatement vers la Côte d’Ivoire. Revenu au Maroc, l’homme a écumé les rues de Casablanca pour gagner sa vie, successivement taximan informel et convoyeur de voitures d’occasion. Désormais entrepreneur dans le domaine du gardiennage à Abidjan, il continue de jongler entre les deux pays : « mes activités d’import-export au Maroc me permettent de compenser les difficultés du business ivoirien ». « Avec ce visa, on va perdre en flexibilité » ajoute-t-il, pensif. Un sentiment partagé au sein des groupes d’Ivoiriens du Maroc, qui se comptent par dizaines sur les différents réseaux sociaux.
Une expérimentation pour ralentir l’immigration clandestine
Cette expérimentation annoncée pour une durée de deux ans, a d’abord été portée par Abidjan, comme le précisait l’ambassadeur du Maroc lors de son entretien avec le même journal. Parmi les objectifs affichés figure la lutte contre l’immigration clandestine vers l’Europe. S’il est très difficile d’estimer le nombre de migrants en transit sur le sol marocain, les Ivoiriens sont de loin les plus représentés parmi les nationalités d’Afrique de l’Ouest et centrale lors des arrivées de bateaux en Italie (selon un rapport de l’Organisation internationale pour les migrations datant de 2023). Bien que les chiffres soient sans commune mesure avec le pic de 2015, la péninsule italienne reste le principal point d’entrée dans l’Union européenne pour les migrants en provenance d’Afrique subsaharienne. À ce titre, le Maroc demeure un carrefour migratoire au Maghreb et voit une partie des candidats à l’exil passer la frontière des pays voisins suivant leur itinéraire.
Selon M. Kouassi Combo Mafou – maître de conférences à l’université Jean Lourougnon Guédé de Daloa et spécialiste de la migration –, cette décision intervient probablement dans un contexte d’intensification des départs constatés par les autorités marocaines et l’Union européenne. « La voie sahélienne qui consiste à remonter cette région pour accéder à la Méditerranée est compromise par les problèmes sécuritaires liés au djihadisme », précise-t-il. Le chercheur ivoirien s’étonne d’ailleurs d’une telle mesure alors que « laisser ces deux peuples bénéficier des échanges grâce à la libre circulation » était le mot d’ordre depuis l’indépendance. Sur un plan plus pragmatique, M. Mafou interroge l’impact du visa : « Dans un premier temps, ça va certainement permettre de réduire un peu les flux, mais les migrants s’adaptent et développent leurs propres stratégies. Les routes peuvent changer, et le problème se déplacer. » Ce dernier relativise également le caractère prohibitif d’un titre de séjour, dont le coût n’excède pas quarante euros.
Passeport ivoirien, une nationalité en vue
L’instauration de ce visa intervient, en outre, dans un climat de polémiques quant à la délivrance de la nationalité ivoirienne. Le bruit court en effet que des faux papiers d’identité estampillés « Côte d’Ivoire » seraient répandus sur les différentes routes migratoires. Dans le quartier El Oulfa de Casablanca, connu pour abriter une large communauté subsaharienne, il n’est pas rare de trouver des personnes qui reconnaissent avoir acheté un passeport ivoirien, confirme Ismaël. « Sur place, j’ai vu beaucoup de Camerounais, de Maliens ou de Guinéens dans ce cas de figure. Ça fait mal de se dire que ta propre nationalité peut être achetée par la faute d’autorités corrompues », confie-t-il las. Pour les trois nationalités citées – qui ne disposent pas du droit de voyager librement vers le Maroc –, l’obtention de documents ivoiriens était l’assurance d’un voyage direct par avion, sans connaître ni les déboires ni les horreurs que réservent parfois les routes terrestres qui conduisent au Maghreb.
L’année passée, un important coup de filet des services de police ivoiriens avait permis d’interroger une douzaine d’hommes d’affaires libano-ivoiriens suspectés d’être à la tête d’une vaste filière délivrant frauduleusement des passeports. Plusieurs prévenus ont depuis été condamnés à des peines de prison, laissant derrière eux un mystère : celui du nombre exact de titres attribués de manière illégale. « Il faut questionner et renforcer la surveillance des structures qui délivrent notre nationalité », insiste M. Mafou. Ismaël croit quant à lui que les personnes souhaitant se rendre au Maroc trouveront un autre point de départ si la Côte d’Ivoire se révèle trop difficile dans les mois à venir. Début 2024, Rabat se disait prêt à examiner « avec toute l’attention requise l’exemption de visas pour les ressortissants béninois titulaires de passeports ordinaires ». Dans une telle configuration, le passeport béninois pourrait bien devenir à son tour un objet convoité.