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Ils sont toujours là, sur la route côtière fraîchement aménagée entre la capitale économique et Mohammedia. Plus précisément, entre Aïn Sebaâ et Zenata, deux grandes communes dans le Grand Casablanca. Ils sont là tous les jours depuis un samedi 28 septembre 2019; non pas pour apprécier le coucher du soleil, mais parce que cette date correspond à ce qu’il est convenu d’appeler «la tragédie de Zenata ». Ils sont là, dans une longue file de voitures ou de cyclomoteurs, là où les vagues se meurent avant de rejeter les corps des visiteurs non grata. Traduisez, des migrants illégaux. Il faut juste rappeler qu’il est question de 56 candidats à ce voyage à haut risque, autrement dit, bien plus que ce que pouvait supporter l’embarcation pneumatique louée pour l’occasion.
Surplus de passagers
La rive côtière de Zenata est devenue le point de départ des “illégaux marocains”. Toutes les activités artisanales dans ce lieu par trop particulier tournent autour de cette raison première d’exister. Braver une côte atlantique constamment ombrageuse, avant d’apercevoir les côtes espagnoles, le tout dans une “illégalité” à ciel ouvert, il faut le faire et en revenir. «Ils pensaient prendre la mer et c’est la mer qui les prend», dit la chanson. Fatalement, ce qui devait arriver arriva. La barque gonflable a fini par chavirer sous le poids d’un surplus de passagers; parmi lesquels des enfants en bas âge sacrifiés, en compagnie de leurs parents. Un supplément d’horreur.
Un premier bilan avait fait état de 3 rescapés qui sont rentrés chez eux, après hospitalisation. Quant au nombre de dépouilles que les vagues ont ramenées sur les sables de la plage surnommée Nahla (abeille), ils ne dépassent pas 23 morts par noyade, selon les dernières statistiques macabres livrées par les pouvoirs publics concernés. Le compte est loin d’être bon par rapport aux partants pour cette équipée suicidaire pour laquelle ils devaient s’acquitter de 15 mille dirhams par tête. Du lever au coucher du soleil, nos guetteurs de l’ultime vague qui ramènerait d’autres corps sans vie ne désespèrent pas. Ils sont toujours là; ne serait-ce que pour accorder aux défunts des funérailles conformes à la tradition islamique.
Cibles migratoires
Il fallait bien que les services de police et les instances judiciaires s’en mêlent. C’est en cours. Il y eu 8 arrestations de présumés membres de tout un réseau de passeurs et de contrebandiers de tout acabit. Une première représentation devant le juge d’instruction est d’ores et déjà prévue pour le 23 octobre courant. Les sentences qui pèsent sur les présumés coupables sont lourdes ; homicide volontaire et migration clandestine. Bien avant que le pot aux roses ne soit débusqué et neutralisé, les esprits sont ailleurs, comme d’habitude. Il n’empêche.
Un contraste apparaît avec les badauds qui poursuivent leur bronzage sans apporter un gramme d’attention au drame qui vient de se nouer sur les mêmes lieux. Comme quoi, le phénomène migratoire, avec une implication avérée de candidats marocains à l’émigration, s’est carrément banalisé. Peut-être pas dans les mêmes proportions que leurs semblables d’Afrique de l’Ouest, mais de façon tout aussi intégrée dans notre vie quotidienne. Ils n’y a pas à pinailler, nous sommes bel et bien dedans. Régulièrement, des nouvelles du même genre sont balancées par les réseaux sociaux, avec une froideur mortifère. À la longue, le public est devenu complètement blasé.
Comme chacun sait, le Maroc est particulièrement exposé à ce phénomène migratoire, vu sa situation géographique. À son corps défendant, il joue un rôle de gendarme sur terre et sur mer au profit de l’Europe. À titre d’exemple, le choix du Maroc pour une politique basée sur l’intégration des migrants africains et non un rejet, a ravi les cibles migratoires d’Europe et au delà. Nos amis africains ont apprécié à leur juste titre les conditions d’accueil; et leurs structures étatiques, la nature même de cette politique dans ses dimensions humaines et économiques.
Multiples dérapages
Selon les statistiques de l’Union européenne (UE), le Maroc a stoppé en 2018 quelques 89 mille migrants en partance vers l’Espagne; 29 mille d’entre eux ont tenté de passer par la mer. Économiquement, mais aussi politiquement et diplomatiquement, le Maroc n’a pas été vraiment récompensé à la hauteur de sa tâche.
L’UE a tout de même engagé 140 millions d’euros pour couvrir les frais de ce travail au quotidien. Une broutille. Ce qui n’a pas été pour plaire à nos voisins de l’Est, toujours accrochés à un tiers-mondisme suranné du verbe et non de l’action. Malgré son particularisme, plus ou moins vérifiable dans la réalité des faits, le Maroc est devenu une route migratoire majeure ces dernières années. Les départs s’organisent le plus souvent depuis la côte méditerranéenne, à quelques encablures de la rive Sud de l’Espagne; beaucoup plus rarement depuis Casablanca, à plus de 350 Km des côtes espagnoles.
Ces deux dernières années ont vu se multiplier les tentatives de jeunes Marocains prêts à tout pour quitter un pays marqué par de profondes inégalités sociales et spatiales. La jeunesse, qui représente le tiers d’une population de 35 millions d’habitants, souffre précisément de l’exclusion sociale. Cette réalité est la réponse suffisante aux interrogations de nos observateurs étrangers qui se demandent pourquoi un pays comme le Maroc où il n’y a ni famine, ni guerre civile, a une jeunesse aussi prête à le quitter par tous les moyens disponibles, quitte à y laisser la vie! Il est arrivé de considérer que le mouvement migratoire, avec ses multiples dérapages et son lot de victimes, était l’affaire des autres, pas la nôtre. Un peu comme ces accidents qui n’arrivent qu’aux autres. Pour l’heure, la meilleure réponse serait pour qu’il n’y ait plus de Zenata.
Cimetières marins
On en est à se demander si nous vivons réellement dans le même pays, tout autant que nous sommes, en gros ou en vrac! Le doute est permis. Largement. La vérité est dans les profondeurs de cette ligne de séparation maritime entre l’Atlantique et la Méditerranée, qui passe par le Maroc. Des deux côtés de cette confluence, dont nous avons été gratifiés, des cimetières marins se sont constitués. Ils recueillent les corps de ceux qui ont tenté de la franchir pour passer de l’autre côté, en Espagne d’abord, dans le reste de l’Europe ensuite. La mère des questions difficiles à occulter reste posée; qui sont ces Marocains qui veulent quitter le pays à tout prix, quitte à mettre leur vie en péril? À quelle catégorie socio-professionnelle appartiennent-ils? Le Maroc et sa culture de partage et de solidarité sociale a-t-il été complètement érodé et son légendaire bon-vivre a-t-il subitement disparu? Un pays dont la jeunesse claque la porte pour vivre sous d’autres cieux, peut-il toujours prétendre à un avenir meilleur, d’épanouissement de soi et de son entourage; comme on veut le faire admettre contre vents et marées? Rien n’est moins sûr. Par contre, il en sera toujours ainsi tant que le label jeune de cette tranche d’âge sur la pyramide démographique est considéré comme un fardeau plutôt qu’un plus pour un «meilleur développement».
Sur ce sujet majeur, il n’y a pas à s’auto- censurer. Il y a plutôt à reconnaître que nous sommes dans une société où l’égalité devant les droits acquis n’est pas une réalité vécue. Il en est ainsi face à la santé, comme dans le processus d’enseignement et de formation. Si les dépouilles des morts de Zenata pouvaient parler de l’autre côté de minuit et du soleil couchant, elles clameraient haut et fort cette condition qui est la leur, avant un dernier naufrage.