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Les « Français bloqués au Maroc » : une lumière crue sur l’ordre migratoire international

 

 

Pour les chercheurs, les militants et les journalistes, le Maroc est un terrain privilégié de l’analyse des effets de l’externalisation du contrôle migratoire européen sur le continent africain. Le dispositif frontalier qui y est déployé, financé par l’Union Européenne, vise en effet à empêcher les candidats à l’Europe de quitter le territoire marocain. Au nord du Maroc, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, uniques frontières terrestres de l’Europe en Afrique, offrent d’ailleurs un miroir grossissant de cette expérience migratoire inégale de part et d’autre d’une muraille de barbelés, où l’Europe est à proximité immédiate pour les uns, interdite aux autres.

 

 

Le 13 mars 2020, au cœur de la crise sanitaire internationale du coronavirus, la perméabilité sélective des frontières est brutalement reconfigurée : le Maroc décide la fermeture totale de ses frontières terrestres, maritimes et aériennes avec la France. Des milliers de ressortissants français, touristes, expatriés, marocains résidant en France, se trouvent bloqués par surprise. Et viennent, de manière inédite, grossir les rangs déjà denses des personnes à la mobilité entravée, assignées au Maroc contre leur gré. Si les défenseurs des droits des personnes migrantes, afin de solliciter l’empathie, font fréquemment usage de l’artifice d’une rhétorique de la réversibilité de la condition migratoire pour donner à imaginer un monde où l’ordre migratoire actuel serait inversé, tout se passe comme si la crise sanitaire du Covid-19 en avait apporté les premières bribes de réalité.

 

 

Pour saisir ce que la pandémie a révélé des enjeux de mobilité internationale au Maroc et des inégalités qu’elle cristallise, une entrée par les réseaux sociaux et Internet se révèle particulièrement féconde. En effet, c’est sur Facebook et Twitter, mais également sur des blogs et des sites de pétitions en ligne, que la mobilisation de ceux qui se sont auto-désignés comme les « Français bloqués au Maroc » s’est prioritairement organisée. Et les fils Twitter de l’ambassadrice et du consul de France au Maroc, qui assuraient une veille « en direct », ont été assaillis de commentaires, d’apostrophes et de témoignages. « Je vous écris les larmes aux yeux, aidez-nous svp », « Il y a des femmes enceintes qui dorment par terre ici, aidez-nous », « C’est la honte, trouvez-leur une solution svp », « C’est tellement horrible ce que l’on vit ici (…), sous des conditions sanitaires qui se dégradent, il y a urgence »… sont ainsi quelques-uns des commentaires et statuts que l’on pouvait y lire – avec, plus tard, pour ceux qui avaient réussi à rentrer chez eux : « Mes nerfs lâchent, je pleure, je remercie le ciel pour ce retour improbable ». Des milliers de Français découvrent, hébétés, la réversibilité de la situation migratoire et l’évanouissement temporaire de leurs privilèges de circulation. L’analyse des réseaux sociaux a permis de voir se constituer, en direct et sur une temporalité extrêmement resserrée, un corpus discursif inédit. Celui-ci s’articule autour d’une rhétorique de la frontière, de l’injustice migratoire et de la discrimination, soudainement mobilisée par des personnes qui détiennent pourtant les privilèges de ce monde, et notamment l’un des passeports les plus puissants, autorisant l’entrée, sans formalité ou avec un simple visa à l’arrivée, dans 164 pays. Le Covid-19 a ainsi matérialisé, dans un nouveau contexte de « crise », une mobilité empêchée pour les élites de la circulation transnationale.

 

 

Dans ce renversement inédit, le répertoire conceptuel des sciences sociales qui était jusque-là majoritairement mobilisé pour saisir l’expérience de l’exil se voit déplacé vers des groupes sociaux et nationaux inattendus. Certains voyageurs bloqués au Maroc ont ainsi appelé les Marocains à la « solidarité », à l’« hospitalité » et à l’« hébergement citoyen », terminologies habituellement mobilisées dans des sociétés dites d’« accueil » pour analyser l’aide aux personnes exilées. Mais, marquée du sceau de la contagiosité, c’est désormais l’origine européenne qui devient suspecte. Des jeunes filles témoignent ainsi avec inquiétude sur Facebook : « Ici les gens commencent à nous regarder de travers, nous entendons sur notre passage : Corona, corona !! ». Elles indiquent également des discriminations dans l’accès au logement, qui affectent d’habitude les ressortissants d’Afrique centrale et de l’Ouest au Maroc : « Un ami marocain me dit que la gendarmerie leur a dit de ne plus accueillir d’étrangers », « La personne à qui je loue un appart (…) change d’avis maintenant car il a peur d’avoir des ennuis à cause de moi (?!) » (sic).

 

 

Les ressortissants européens expérimentent l’attente, l’incertitude, le sentiment de dépossession face à des décisions diplomatiques et administratives dont ils s’indignent de l’impact sur leurs vies et leurs droits de circulation. Dans les aéroports, on observe ainsi des scènes de panique collective, des hurlements, des pleurs, des files d’attente interminables, des stratégies pour accéder en premier, parfois par la violence et l’intimidation, au contrôle de sécurité et augmenter les chances de traverser cette frontière qui pour la première fois se refuse à eux. Au nord du pays, c’est même à un phénomène d’« encampement » que sont confrontés les « Français bloqués au Maroc ». Un blogueur mentionne ainsi à Tanger « un camp improvisé aux conditions sanitaires précaires », « surveillé de très près par les autorités marocaines », où « il n’y a pas de sortie possible » et où « tous sont dans un profond désarroi, abandonnés par leurs pays » et « prisonniers de la situation ». Des représentants diplomatiques se félicitent par ailleurs sur Twitter de « l’audace » et de « l’imagination » dont il a fallu faire preuve, en grimpant par exemple sur un camping-car pour s’adresser à la foule : l’image est pourtant tout à fait anodine pour celui qui a déjà assisté à des sensibilisations dans des camps de réfugiés. Sur les réseaux sociaux, les autorités mettent également en garde contre des « escrocs qui demandent des virements en indiquant faciliter le rapatriement » : ces personnes, qui extorquent de l’argent sous couvert de faciliter la mobilité, ne seraient-elles pas dès lors un nouvel avatar du « passeur » – figure-repoussoir des migrations internationales dans l’imaginaire occidental ?

 

 

Si c’est par l’extraordinaire et l’exceptionnalité que les personnes ainsi bloquées au Maroc définissent leur situation, elle n’a pourtant rien d’extraordinaire ni d’exceptionnel pour celles et ceux qui expérimentent quotidiennement les effets de la fermeture des frontières vers l’Europe. L’exceptionnalité réside peut-être plutôt dans la réponse diplomatique de la France, qui, participant à l’ordre migratoire répressif marocain lorsqu’il s’exerce sur des corps perçus indésirables, héroïse, dans une continuité néocoloniale, le secours qu’elle porte à ses ressortissants bloqués, comme en témoigne le tweet d’Emmanuel Macron : « De nouveaux vols sont en cours d’organisation pour vous permettre de regagner la France. Je demande aux autorités marocaines de veiller à ce que tout le nécessaire soit fait au plus vite » (14 mars 2020).

 

 

Si la crise du Covid-19 a ainsi laissé apercevoir la réversibilité de l’ordre migratoire international, elle en a surtout souligné les inégalités intrinsèquesla différenciation de la valeur des vies et l’émotion sélective face à l’intolérable.

 

 

Source : https://www.ehess.fr/fr/carnet/fran%C3%A7ais-bloqu%C3%A9s-maroc-ordre-migratoire-international

Cléo Marmié

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Tags : Covid19 Migrations internationales Presse Internationale