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Le président de l’ONG Horizon sans frontières est détenu depuis le 15 janvier pour des propos sur l’utilisation des fonds alloués par l’Union européenne au Sénégal pour lutter contre l’émigration clandestine.
Il n’aura pas tardé à se faire cueillir. Ce vendredi 15 janvier, Boubacar Sèye vient à peine d’arriver à l’aéroport international Blaise Diagne de Dakar (AIBD) en provenance d’Espagne lorsqu’il est approché par le commissaire de l’aéroport. Après avoir passé la nuit sur place, il sera rapidement placé en garde à vue. Depuis, le président de l’ONG Horizon sans frontière a été inculpé pour « diffusion de fausses nouvelles » et placé sous mandat de dépôt à la prison du Cap Manuel, à Dakar.
« Il a estimé qu’il n’avait rien à se reprocher et a accepté sans problème de répondre aux questions des enquêteurs, fait valoir son avocat Amadou Diallo, président d’Amnesty international au Sénégal. Il s’est d’ailleurs muni des documents attestant ses dires et pensait qu’on allait le laisser partir. »
En vérité, Boubacar Sèye avait déjà été convoqué par les enquêteurs, avant même son arrivée, qui voulaient l’entendre sur des propos tenus dans le journal « L’Obs », dans un article sur la question migratoire daté du 27 octobre 2020.
Naufrages
À cette époque, le débat public est alors concentré sur des naufrages de pirogues particulièrement meurtriers qui ont eu lieu fin octobre et auraient fait au moins 100 victimes, selon un bilan de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), publié quelques jours plus tard – un bilan démenti par les autorités.
Choquée par les images des corps sans vie sur les côtes sénégalaises, l’opinion publique sénégalais réclame une journée de deuil national et un engagement accru des autorités pour lutter contre le phénomène. C’est dans ce contexte que Boubacar Sèye, militant de longue date pour les droits des migrants et la lutte contre l’immigration clandestine, est interrogé.
« Les naufrages se succèdent et se répètent, déclare-t-il alors. Plus de 150 personnes sont mortes en mer au Sénégal récemment. C’est une honte pour notre pays. L’Union européenne a injecté 180 millions d’Euros (118 milliards de Fcfa) contre l’émigration clandestine. Mais ces fonds injectés n’ont pas servi aux ayants droit, et sont partagés par le gouvernement. »
Plus loin, le militant évoque « l’échec » du gouvernement sénégalais : « si ces fonds étaient utilisés à bon escient, on n’allait pas assister à cette situation grave, ajoute-t-il. Ceux qui ont en charge ces fonds doivent faire le bilan et en rendre compte. »
« Discrédit sur les institutions »
Des accusations suffisantes pour inculper le militant sur la base de l’article 255 du Code pénal sénégalais, selon lequel « la publication, la diffusion, la divulgation ou la reproduction de nouvelles fausses sera punie d’un emprisonnement d’un à trois ans et d’une amende de 100 000 à 1,5 million [de FCFA] lorsque la publication aura jeté le discrédit sur les institutions publiques ou leur fonctionnement ».
Dans l’article du 27 octobre, le secrétaire d’État aux Sénégalais de l’extérieur, Moïse Sarr, répondait en partie, chiffres à l’appui, aux interrogations de Boubacar Sèye. « Plus de 57 milliards de FCFA ont été débloqués en deux ans. Ils ont permis de financer beaucoup de projets qui ont bénéficié à 200 000 personnes », exposait-t-il alors.
Également interrogée à ce sujet par JA en novembre dernier, la ministre de la jeunesse Néné Fatoumata Tall mettait elle aussi en avant des programmes sur l’éducation, la formation professionnelle, le marché du travail et l’emploi, et le financement de projets de retour.
Selon ses proches, Boubacar Sèye tirait en réalité les chiffres avancés d’un forum sur la migration, qui s’est tenu à Dakar les 18 et 19 septembre 2019, en présence notamment d’une représentation de l’Union européenne. L’UE a d’ailleurs depuis publié les documents détaillés de ces divers projets contre la migration depuis l’arrestation du militant.
« Au Sénégal, le fonds fiduciaire d’urgence a permis l’opérationnalisation de ce partenariat à travers 18 programmes, dont 10 nationaux et 8 régionaux pour un montant total de 198 millions d’euros (près de 130 milliards FCFA) », renseigne notamment un document intitulé « L’Union européenne accompagne la lutte contre la migration irrégulière » publié le 22 janvier dernier.
« Conformément aux recommandations de la Cour des comptes européenne, l’UE s’emploie à renforcer la qualité des indicateurs de résultat, ainsi qu’à rendre le système de suivi plus simple et plus accessible. Par ailleurs, une assistance technique d’aide aux partenaires d’exécution est en place pour assurer la transparence des données », peut-on également lire sur le site de l’UE au Sénégal.
Épée de Damoclès
« Tout ce que Boubacar Sèye voulait souligner, c’était que si cette aide au gouvernement n’a pas servi, l’argent est forcément allé quelque part. Comment expliquer, sinon, que cela ne se soit pas reflété dans la situation de nos jeunes ? », estime le directeur administratif et financier de l’ONG HSF, Tamsir Ousmane Ba, pour qui les choses sont claires : « On reproche à Boubacar Sèye d’avoir soulevé un débat qui dérange. »
Très largement soutenu par la société civile, qui réclame à cor et à cri sa libération, Boubacar Sère aurait été victime « d’instrumentalisation et de la justice et de manœuvres d’intimidation », selon ses proches. « Nous pensons que cette inculpation va suivre le schéma habituel du sort réservé par les autorités judiciaires aux lanceurs d’alerte : on arrête la personne mise en cause, on la place sous mandat de dépôt, et au bout d’un certain temps on la fait sortir. L’instruction n’est plus poursuivie mais cette liberté provisoire est comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête », détaille son avocat Amadou Diallo.
Arrêté pour la première fois pour de telles accusations, Boubacar Sèye se serait dit « humilié » par son inculpation. « Il a compris que lorsque l’on mène certains combats, on peut s’attendre à tout », ajoute Amadou Diallo.