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Cette pratique d’externalisation a gagné du terrain en Europe ces dernières années. Non sans conséquences pour les exilés.
Les recommandations sont destinées à la France et à la République tchèque à l’occasion de leur présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés* (HCR) a appelé, lundi 10 janvier, Paris et Prague « à donner la priorité à une meilleure protection des réfugiés en Europe et dans le monde ». L’agence onusienne redoute « l’augmentation de pratiques préjudiciables », en particulier les « propositions visant à externaliser ou délocaliser les obligations en matière d’asile vers des pays tiers ».
Le HCR adresse peut-être ces lignes à un troisième membre de l’UE : le Danemark. Début juin 2021, le Parlement danois a adopté une loi visant à envoyer les demandeurs d’asile dans des pays tiers pour le traitement de leurs demandes et même pour les y installer après l’obtention du statut de réfugié. Les autorités danoises ont déclaré discuter avec cinq à dix pays, dont le Rwanda, l’Ethiopie ou encore l’Egypte, d’après des médias danois.
Le projet « soulève des questions fondamentales concernant à la fois l’accès aux procédures d’asile et l’accès effectif à la protection », s’est inquiété Adalbert Jahnz, l’un des porte-paroles de la Commission européenne. L’annonce danoise, critiquée par Bruxelles, fait néanmoins écho à une idée qui fait son chemin dans l’UE : l’externalisation de la gestion des flux migratoires vers son territoire.
La coopération entre Etats-membres et pays tiers sur des questions relatives aux migrations est loin d’être nouvelle. Madrid et Rabat ont signé des accords de réadmission de migrants au Maroc dès 1992, rappelle l’Institut français des relations internationales (Ifri). A l’échelle européenne, « les dimensions externes des politiques d’immigration et d’asile sont dans le programme politique de l’UE depuis le début des années 2000 », observe Matthieu Tardis, chercheur à l’Ifri, interrogé par franceinfo. Dès 2002, il est établi à Bruxelles que « dans tout futur accord de coopération (…) soit insérée une clause sur la gestion conjointe des flux migratoires, ainsi que sur la réadmission obligatoire en cas d’immigration illégale », rappelle la revue Politique européenne.
L’UE, en parallèle de certains Etats-membres, noue ainsi au fil des années des partenariats avec des pays d’Europe de l’Est, avec le Maroc, la Turquie ou encore la Libye, poursuit The Conversation*. Ces Etats s’engagent à réduire les départs d’exilés depuis leurs territoires à destination de l’UE et reçoivent pour ce faire des ressources supplémentaires européennes (des financements, des formations et du matériel). Des aides au développement, l’octroi facilité de visas ou de meilleures relations commerciales leur sont promises. Il existe ainsi 18 accords de réadmission entre l’UE et des pays tels que l’Ukraine, le Pakistan, la Biélorussie ou la Serbie, précise Matthieu Tardis.
Une bascule s’est opérée en 2015, l’année de la crise des exilés en Europe. L’année précédente, l’UE avait certes déjà débuté le processus de Khartoum avec une vingtaine d’Etats africains, visant notamment à limiter les départs d’exilés vers le Vieux Continent. Mais face aux flux migratoires de 2015, « nous avons vu un changement assez spectaculaire vers l’externalisation, dans les politiques, les stratégies et les financements », note Hanne Beirens.
Avant 2015, l’aspect extérieur des politiques d’immigration et d’asile était relativement sous-développé. Hanne Beirens, directrice du Migration Policy Institute Europe à franceinfo
L’accord entre Bruxelles et Ankara, signé le 8 mars 2016, est emblématique de ce tournant. Comme le rappelle le site Touteleurope.eu, la Turquie s’engage à partir de cette date à prévenir davantage les départs vers l’Europe, tout en recevant les migrants entrés de manière irrégulière en Grèce depuis son territoire. En contrepartie, six milliards d’euros européens sont versés pour mieux accueillir les exilés en Turquie, et l’UE s’engage à accueillir un réfugié syrien pour chaque migrant renvoyé de Grèce vers le sol turc.
Le texte devient, pour Bruxelles, « le modèle d’un nouveau type de partenariat en matière migratoire », souligne l’Ifri. En outre, « les moyens dégagés sont sans comparaison avec ce qui a déjà été entrepris par le passé ». Le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFU), doté de 3,6 milliards d’euros pour renforcer l’aide au développement, la sécurité et limiter les migrations, voit le jour en novembre 2015. D’après une étude d’Oxfam citée par l’Ifri, 22% de ce fonds est dédié à la gestion des flux migratoires au cours de ses deux premières années. Plus récemment, il a été convenu que 10% du programme Global Europe, principal outil européen d’aide au développement pour les années 2021 à 2027, soit dédié à des politiques de gestion des migrations, d’après la Commission européenne*.
Le poids donné à la dimension extérieure des politiques migratoires augmente de plus en plus de manière disproportionnée. Hanne Beirens, directrice du Migration Policy Institute Europe à franceinfo
A l’instar de Bruxelles, plusieurs des 27 ont également renforcé leur coopération avec des pays tiers. Début 2017, l’Italie a ainsi offert « un soutien technique et économique aux garde-frontières et garde-côtes libyens, pour renforcer le contrôle des frontières maritimes et terrestres du pays. (…) La Libye s’engage de son côté à renforcer ses activités de secours et de débarquement », relève une récente étude de l’Ifri. En parallèle, l’Espagne a obtenu de Bruxelles de nouveaux financements pour le Maroc en 2018 et 2019 – avec ce même objectif de prévention des arrivées sur son sol. L’absence de politique européenne commune en matière d’immigration encourage ces pratiques. « Comme nous ne sommes pas d’accord sur les politiques migratoires et d’asile au sein de l’UE, l’externalisation gagne du terrain », commente Hanne Beirens.
Ces politiques ont-elles joué sur la réduction nette des arrivées irrégulières en Europe depuis 2016 ? « Nous constatons un impact assez important en terme de limitation des flux migratoires et de réfugiés », constate Hanne Beirens. Le Conseil de l’Union européenne, dans une note de septembre 2019 relayée par State Watch*, pointe ainsi un recul « conséquent » des arrivées de migrants venus de Libye en Italie : « de 107 000 arrivées en 2017 à environ 13 000 en 2018 et à ce stade, 1 100 en 2019 ».
Néanmoins, « il y a une vraie question sur laquelle on ne peut pas détourner les yeux », alerte Matthieu Tardis : comment les exilés visés par ces politiques sont-ils traités par leurs pays d’accueil ?
L’UE entend défendre un certain nombre de valeurs et de principes, sauf que la réalité est plus complexe. Il y a des personnes derrière ces flux. Matthieu Tardis, chercheur à l’Ifri à franceinfo
L’impact des mesures d’externalisation sur les exilés eux-mêmes a été notamment documenté en Libye, sur fond de grande instabilité politique dans le pays. Une récente étude de l’université américaine Yale* démontre que « la pression de l’UE sur les autorités libyennes, afin de dissuader les départs de migrants vers l’Europe, a accentué la situation déjà terrible de nombreux migrants dans ce pays ».
Fin 2019, l’agence Associated Press* a révélé comment « des sommes considérables d’argent européen ont été détournées vers des réseaux de miliciens, de trafiquants et de gardes-côtes exploitant des migrants » en Libye. « Les milices torturent, extorquent et abusent des migrants contre des rançons dans des centres de détention sous le nez de l’ONU, souvent dans des complexes recevant des millions de la part de l’UE. » Amnesty International, sur la base de 53 témoignages, a fait état en 2021 d’« un cycle sans fin de violations des droits humains » subis par ces exilés en détention. « Des homicides illégaux, des actes de torture et d’autres mauvais traitements, des viols et d’autres violences sexuelles, la détention arbitraire d’une durée indéterminée dans des conditions cruelles et inhumaines, et le travail forcé », énumère l’ONG.
Dans sa note de 2019, le Conseil de l’UE, reconnaissant une détérioration des conditions des migrants en Libye, appelait à « des efforts renforcés » pour répondre à ces situations. Néanmoins, « l’UE n’a pas de juridiction sur ce qui se passe sur ces territoires », rappelle Hanne Beirens. L’envoi de financements pour améliorer la situation des exilés reste un levier, mais « il est très difficile pour l’Europe de dénoncer les violations des droits humains dans ces pays ».
La directrice du Migration Policy Institute Europe s’inquiète aussi du projet danois d’externalisation des demandes d’asile, une idée également évoquée par l’Autriche, selon la chercheuse. « Le risque est que cette approche réduise encore plus l’espace de protection global [pour les réfugiés]. A plus long terme, de telles pratiques risquent d’éroder les normes qui soutiennent le régime de protection internationale », prévient-elle.
La question de l’impact de ces partenariats sur les pays tiers et leurs populations se pose également. Leurs demandes ont-elles été suffisamment prises en compte ? « Les objectifs européens sont ceux qui sont vraiment mis en œuvre dans le cadre de ces accords », décrypte auprès de franceinfo Camille Le Coz, analyste pour le Migration Policy Institute. Touteleurope.eu note ainsi que les contreparties promises à Ankara – de la relance de son processus d’adhésion à l’UE à l’octroi de visas facilité – n’ont pas abouti à ce stade. Il y a eu, de l’avis de Camille Le Coz, « peu d’accès aux voies d’immigration légale » après ces accords avec des pays tiers. L’UE « a peu de pouvoir sur ce point, car les voies légales dépendent des Etats-membres ».
La spécialiste des migrations et du développement rappelle néanmoins qu’avec le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, dont un volet est dédié aux migrations, « il y a beaucoup de ressources pour des projets de développement » dans les Etats tiers concernés. Même si les « transitions » permises par ces aides au développement « prennent beaucoup de temps », pointe-t-elle.
Prévenir les migrations peut également fragiliser des économies régionales, comme cela fut le cas autour d’Agadez au Niger. Une loi visant à lutter contre les migrations irrégulières et les réseaux de passeurs, soutenue par l’UE, a sensiblement affaibli l’activité économique liée à ces migrations, « un secteur important pour la région », note Camille Le Coz. « Elle a été vraiment affectée. On voit des projets européens pour réinsérer des personnes impliquées dans ce secteur d’activité, mais cela prend du temps ou ne fonctionne pas forcément ».
En Afrique de l’Ouest, limiter les migrations régionales, très importantes pour l’économie, peut avoir un effet contre-productif. Matthieu Tardis, chercheur à l’Ifri à franceinfo
L’arrivée de milliers de migrants à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, orchestrée par le régime biélorusse, montrent également un autre effet de cette externalisation : ces partenariats visant à limiter les migrations deviennent un outil, pour les pays tiers, de pression croissante sur l’Europe. La Turquie ou le Maroc en ont déjà fait usage. « On confie d’une certaine manière les clés de la porte à ces pays tiers. Et ces pays n’hésitent pas à utiliser ce chantage migratoire contre nous », souligne Matthieu Tardis. « Ils ont bien compris que c’était notre point faible et vont utiliser cette menace. »
* Les liens signalés par un astérisque renvoient vers des pages en anglais.