Appelez nous : +212 (0)537-770-332
Une lecture juridique, humanitaire et sociale de la migration irrégulière au Maroc, par Mehdi Alioua, président du GADEM, et Nadia Khrouz, professeure universitaire et experte en questions migratoires.
La migration fait partie des sujets prioritaires de l’agenda international dans lequel le Maroc joue un rôle de premier plan, à la fois en tant que pays de transit, d’accueil et chef de file africain sur ce dossier. Cette situation le confronte à de nombreux défis, tant sur le plan politique que juridique.
Contactés par Médias24, deux experts mettent en relief l’insuffisance du cadre juridique national, mais aussi sa non-conformité aux engagements internationaux du Maroc. La révision des textes actuels, ainsi que l’adoption de nouvelles lois, est nécessaire pour compléter le cadre juridique et diminuer ainsi le nombre de migrants en situation irrégulière au Maroc.
Ces deux experts s’accordent sur la nécessité de distinguer les profils de migrants : ceux qui veulent à tout prix passer en Europe et ceux qui souhaitent régulariser leur situation au Maroc et s’y installer. Cela dit, par peur d’être condamnés ou poursuivis, ils décident eux aussi de se diriger vers l’Europe. « On ne peut pas lutter contre le désespoir par des lois répressives », commente Mehdi Alioua, professeur de sociologie à l’Université internationale de Rabat (UIR) et ancien président du Groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des étrangers et migrants (GADEM).
Des corridors humanitaires pour assurer le transit
Preuve en est que les premières régularisations lancées en 2014 sur instructions royales ont permis de « limiter les tentatives de passage », souligne Mehdi Alioua. Pour lui, cette politique doit être complétée par l’amendement de la loi 02-03 et l’adoption de la loi sur l’asile, qui n’a toujours pas vu le jour, ce qui complique la situation des demandeurs d’asile. L’absence d’un réel statut de demandeur d’asile au Maroc contribue indirectement à augmenter le nombre de migrants aux frontières qui tentent de passer vers l’Europe. Une affirmation qui, à première vue, peut sembler discutable : l’existence d’un tel statut ne créerait-elle pas un appel d’air pour les demandeurs d’asile, réels ou pas ? Le Maroc a-t-il vocation à devenir terre d’asile de milliers ou de dizaines de milliers de migrants ?
Comme le souligne Nadia Khrouz, professeure en sciences politiques à l’Université Mohammed V à Rabat et experte en questions migratoires, « en matière de droit d’asile, il existe un décret datant de 1957, mais qui demeure insuffisant, ainsi qu’un projet de loi en attente depuis le lancement de la nouvelle politique d’immigration et d’asile ».
Selon Mehdi Alioua, les demandeurs d’asile représentent la majorité des migrants vers l’Europe. « A titre d’exemple, lors du drame de Melilia, plusieurs Soudanais auraient automatiquement obtenu l’asile s’ils avaient réussi à passer en Espagne. Mais il n’y a pas de corridor humanitaire pour assurer un passage dans les meilleures conditions. Au-delà de la problématique juridique, cette question est un problème politique et diplomatique », déclare-t-il.
« Il faut que les Etats méditerranéens s’entendent pour créer des corridors humanitaires afin de permettre aux personnes qui vont obtenir l’asile de passer dans les meilleures conditions. Or l’Europe ne veut pas. C’est donc un problème diplomatique », poursuit Mehdi Alioua. Il estime que les changements législatifs ne suffiront pas « tant qu’il y aura deux enclaves espagnoles encastrées dans le territoire marocain. Des gens tenteront toujours de passer en pensant qu’en traversant à pied, ils arriveront en Europe, alors qu’en réalité, ils seront toujours au Maroc, et donc en Afrique ».
Pour l’ex-président du GADEM, la solution est une entente entre les Etats, notamment la contribution de l’Europe à l’accueil d’une partie des migrants, tout en leur assurant un passage dans de bonnes conditions. Le Vieux Continent est « l’un de ceux qui reçoivent le moins de réfugiés politiques, tandis que l’Asie et l’Afrique sont en tête ».
Une loi de vingt ans à réviser
Sur le front juridique, le Maroc s’est doté en 2003 d’une loi dédiée à la la migration, que Mehdi Alioua juge « problématique ». Selon lui, cette loi a été adoptée « dans un climat de contrôle sécuritaire, juste après les attentats de Casablanca » survenus la même année. Néanmoins, « elle comprend des aspects protecteurs », en particulier « le droit accordé à une personne qui risque de se faire expulser de recourir à la justice », ou encore le fait que la procédure judiciaire soit menée « dans la langue qu’elle comprend ». Il existe donc « un certain nombre de procédures qui peuvent aider ces personnes ».
Il peut s’agir de celles qui entrent sur le territoire de manière illégale ou de celles qui prolongent leur séjour sans autorisation. Or le problème qui se pose, selon Mehdi Alioua, est « la criminalisation de la migration ». « Ces personnes sont traitées comme des délinquantes. Les lois répressives ne sont pourtant pas la solution », répète-t-il.
Depuis quelques années, la société internationale oriente les Etats vers une politique qui vise à « réduire les risques et les vulnérabilités auxquels sont exposés les migrants lors des différentes étapes de la migration ». C’est en tout cas l’un des objectifs du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, également appelé « Pacte de Marrakech ».
« Le Pacte de Marrakech n’est pas contraignant pour les Etats qui s’y sont engagés, contrairement aux conventions internationales des droits de l’Homme dont il faut maintenir la primeur », précise Nadia Khrouz. Et d’ajouter : « Le Pacte mondial pour les migrations sûres, ordonnées et régulières est un outil complémentaire, puisqu’il est composé d’engagements inter-étatiques avec un intéressant mécanisme de suivi. Ce dernier, plus détaillé à certains égards, vient compléter ceux des conventions internationales des droits de l’Homme. Il prévoit des actions plus concrètes qui visent à mettre en place une coopération. C’est le cas, par exemple, de son objectif numéro un sur la collecte des données relatives à la migration, qui peut être relié à la mise en place, au Maroc, de l’Observatoire africain des migrations. »
« Les données sur la migration sont précieuses, surtout pour déconstruire certains préjugés ou percevoir plus clairement la situation des étrangers, y compris en termes de catégorie administrative et juridique », poursuit Nadia Khrouz.
Bien avant la signature de ce texte à Marrakech, le Maroc a ratifié, en 1993, la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, qui octroie des droits aux migrants même en cas de situation irrégulière. C’est ce que prévoit notamment son article 30, selon lequel « tout enfant d’un travailleur migrant a le droit fondamental d’accès à l’éducation sur la base de l’égalité de traitement avec les ressortissants de l’Etat en cause. L’accès aux établissements préscolaires ou scolaires publics ne doit pas être refusé ou limité en raison de la situation irrégulière quant au séjour ou à l’emploi de l’un ou l’autre de ses parents ou quant à l’irrégularité du séjour de l’enfant dans l’Etat d’emploi ».
Pour Nadia Khrouz, cette convention est « précieuse » dans le sens où « elle reprend l’ensemble des droits fondamentaux des travailleurs migrants, quelle que soit leur situation administrative, et intègre une partie de ceux en situation régulière ». Dans ce sens, le Maroc devra conformer son cadre légal aux conventions internationales auxquelles il s’est engagé. Car pour l’instant, « les dispositions de la loi actuelle ne sont pas totalement en accord avec les dispositions des conventions internationales. Cela contribue à précariser, sur le plan administratif, certains étrangers qui peuvent remplir les conditions de régularisation de séjour ».
L’experte en questions migratoires indique que « selon la loi 02-03, la régularisation de la situation d’un réfugié est conditionnée par son entrée de manière régulière sur le territoire. Or, la Convention de Genève appelle à ne pas sanctionner l’entrée irrégulière des migrants – et donc des demandeurs d’asile – puisqu’en fuyant les persécutions, il est souvent difficile de demander un visa et d’entrer de manière régulière dans un autre pays. Il faudrait que la condition d’entrée régulière ne soit pas rédhibitoire pour accéder à la régularisation du séjour. Cela peut soutenir des atteintes portées au droit d’asile ou au droit à l’unité familiale ».
La non-conformité des dispositions nationales avec les conventions internationales concerne également la dimension familiale. « A travers son article 17, la loi 02-03 octroie à un étranger la possibilité de régulariser la situation de son conjoint s’il dispose d’une carte de résidence. Or au Maroc, il y a deux types de cartes de séjour : la carte d’immatriculation et la carte de résidence. La majorité des étrangers disposent d’une carte d’immatriculation et ne peuvent donc pas régulariser la situation de leurs conjoints étrangers sur le territoire marocain. Des ambiguïtés existent par ailleurs avec la procédure de regroupement familial également prévue par la loi 02-03 », précise notre interlocutrice.
« Cela dit, le Maroc a déjà procédé à des régularisations de ce type, sans impliquer la procédure de regroupement familial, ce qui répond aux dispositions de conventions internationales quand bien même la législation nationale ne le facilite pas. Il s’agit d’une bonne pratique, assez récente, mais qui mérite d’être soulignée », salue Nadia Khrouz.
Après vingt ans d’application et compte tenu du nouveau paysage qu’apporte la mobilité, mais aussi des engagements internationaux du Maroc, la loi 02-03 doit être révisée pour faciliter l’accès à la régularisation de séjour, dans le respect de la politique migratoire nationale. Elle doit également être complétée par d’autres instruments juridiques. Parmi eux, la loi sur le droit d’asile, dont le projet de texte a été enterré.
Ce cadre juridique complet permettra de réduire le nombre de migrants irréguliers, en particulier au niveau des frontières, mais devra être complété par une politique inter-étatique visant à assurer le passage des migrants dans des conditions sûres et organisées. L’Europe l’acceptera-t-elle?