InfoMigrants : Une nouvelle tendance se dessine ces dernières semaines dans les flux migratoires du Maroc vers l’enclave espagnole de Ceuta. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ali Zoubeidi : Oui, depuis fin août, on observe une féminisation de la migration vers Ceuta. De plus en plus de jeunes Marocaines, des mineures âgées de 16 ou 17 ans, prennent la mer pour atteindre l’enclave espagnole à la nage, à l’instar de leurs compatriotes masculins.
Les familles sont de plus en plus nombreuses à lancer des appels sur les réseaux sociaux pour retrouver leur fille, disparue en mer ou arrivée en Espagne. Des quartiers entiers se vident de leurs jeunes femmes, dans la région de Fnideq [frontalière avec Ceuta, ndlr] mais pas seulement. Ce phénomène touche tout le territoire marocain.
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Dans le passé, on a déjà vu des femmes tenter de rejoindre l’Europe en passant par la Turquie, puis les Balkans [les ressortissants marocains n’ont pas besoin de visa pour aller en Turquie, ndlr]. Ou qui payaient des trafiquants pour entreprendre le trajet vers Ceuta par bateau. Mais désormais, elles font la traversée seules ou entre copines, sans l’intermédiaire de passeurs. Elles s’organisent sur Facebook ou Whatsapp.
Cette méthode est beaucoup moins chère : il faut compter entre 2 500 et 12 000 euros pour rejoindre les enclaves [Ceuta et Melilla sont les deux territoires espagnols en Maroc, seules frontières terrestres en Afrique avec l’Europe, ndlr] par voie terrestre, en se cachant dans des camions. Alors qu’à la nage, elles ne doivent débourser que quelques centaines d’euros pour se payer des bouées, une combinaison et des palmes.
Mais même si la distance entre le sol marocain et l’enclave espagnole est courte, la traversée est très risquée.
IM : Pourquoi ce phénomène prend de l’ampleur, selon vous ?
AZ : Mi-août, environ 300 jeunes, dont de nombreux mineurs, ont pris la mer dans la nuit pour tenter d’atteindre Ceuta. Les mêmes scènes se sont répétées deux semaines plus tard.
Beaucoup d’entre eux sont parvenus à rejoindre le rivage espagnol. Et ces épisodes, fortement médiatisés, ont convaincu les autres de tenter leur chance. Notamment les femmes.
L’une d’elle, Chaimae El Grini, une influenceuse marocaine de 19 ans, fait beaucoup parler d’elle. Elle est accusée d’inciter la jeunesse marocaine à prendre la mer. Arrivée en août à Ceuta, elle a documenté sa traversée sur le réseau social TikTok. Ses vidéos cumulent des centaines de milliers de vues. Elle se filme maquillée, apprêtée, et ne semble pas fatiguée par son voyage… Dès le lendemain de son arrivée à Ceuta, elle apparait en pleine forme.
Ces images dénotent avec celles qu’on avait l’habitude de voir dans les Balkans : des personnes en situation irrégulière, éreintées, parfois blessées, à bout de force.
Chaimae El Grini, au contraire, mise tout sur son apparence et son look. Et elle est devenue un phénomène d’attraction pour les jeunes filles. On veut suivre son idole.
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Aujourd’hui, c’est sensationnel, glamour, de faire la traversée. On relate ses exploits sur les réseaux, quitte à masquer la réalité. Celles restées au pays assistent au « succès » de ces jeunes Marocaines sur leur téléphone, et se disent « pourquoi pas moi ».
Et puis, il faut reconnaître qu’on manque de modèle au niveau national. Donc quand on voit Chaimae El Grini réussir, ça attire forcément.
IM : Quels sont les risques encourus par ces femmes ?
AZ : Le principal risque est évidemment de mourir en mer. Celles qui réussissent la traversée peuvent être embrigadées dans des réseaux de traite et d’exploitation : vol, pornographie, pédocriminalité, mendicité, vente de drogues, trafic d’organes…
Certaines sont appâtées par des réseaux marocains et hispano-marocains qui travaillent dans les enclaves. Ils leur promettent de l’argent, et de les aider pour accélérer leur procédure de régularisation. C’est comme ça qu’elles tombent dans les griffes des trafiquants.
Ils profitent de leur vulnérabilité pour les enrôler. Imaginez ces jeunes filles : chez elles, dans leur zone de confort, elles peuvent déjà être vulnérables à cause de leur âge. Alors dans un autre pays dont elles ne parlent pas la langue, elles deviennent des proies faciles.