Achraf affichait des traits tirés, fin 2022, sur le parvis de l’ancienne gare centrale de Belgrade, en Serbie. Avec ses compagnons de route Mohsen, Osman et Amine, le jeune homme profitait de la capitale serbe pour se reposer quelques jours, avant de continuer son chemin vers l’ouest de l’Europe via la route migratoire des Balkans.
Comme Achraf et ses amis, des milliers de Marocains quittent chaque année le royaume, munis ou non des visas nécessaires. Et d’après un sondage Arab Barometer publié le 7 juin, ces désirs d’ailleurs sont partagés par une grande partie de leurs compatriotes.
Selon les chiffres de cet institut basé à l’université américaine de Princeton, sur un panel de 2 400 Marocains interrogés, 35 % « envisagent de quitter leur pays ». Et plus de la moitié (53 %) d’entre eux ont déclaré qu’ils le feraient « même s’ils ne disposaient pas des documents requis pour le faire ». C’est-à-dire immigrer illégalement. Avec quel pays en ligne de mire ? Les États-Unis (26%) en priorité, puis la France et le Canada (23%), l’Italie et l’Espagne (22 % chacun) et l’Allemagne (19 %).
Hausse des prix
Cette tendance touche particulièrement les plus pauvres (64%), et les jeunes de 18 à 29 ans. La majorité de ces personnes (45%) souhaitent quitter le pays pour « raisons économiques ».
Malgré une situation financière supérieure à celle de nombreux pays du continent africain, le Maroc peine en effet à se remettre du choc de la pandémie de Covid-19. Le séisme du 8 septembre 2023, dans lequel 3 000 personnes ont perdu la vie et qui a laissé 15 000 autres sans abri, a constitué un nouveau choc.
Pour Jesko Hentschel, directeur de la Banque mondiale pour le Maghreb et Malte, bien que Rabat « a fait preuve d’une résilience remarquable face à divers chocs », « l’impact de ces chocs sur le bien-être de la population reste important […] », affirme-t-il dans un communiqué de l’institution publié en novembre 2023.
Seul un tiers des sondés estiment que la situation économique de leur pays est très bonne ou bonne. En 2016, ils étaient 66%, d’après le sondage Arab Barometer.
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L’inflation par exemple, poussée par un net rebond des prix du carburant (+42%) et de l’alimentaire (+18,2%), a atteint 9,4% au premier trimestre de 2023 contre 4% à la même période en 2022, selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), chargée des statistiques dans le royaume. Soit son plus haut niveau depuis 30 ans.
Cette hausse des prix impacte en premier lieu les Marocains vulnérables, « plus exposés à l’inflation des prix de l’alimentation, du logement et des services publics », indique le rapport « Les champions de l’inflation », rédigé par l’ONG Oxfam. Résultat : fin 2022, 3,2 millions de personnes supplémentaires ont basculé dans la pauvreté ou dans la vulnérabilité, d’après le HCP. Cette année-là, « près de huit années de progrès vers l’éradication de la pauvreté et de la vulnérabilité ont été anéanties », commente Oxfam.
Le taux de chômage, autre facteur qui poussent les Marocains à envisager une carrière en dehors du royaume, est passé, lui, de 11,8 à 13 % entre 2022 et 2023. Une fois de plus, cette baisse du taux d’activité a touché plus particulièrement le milieu rural, avec une perte de 198 000 postes.
« À l’écran, ça a l’air très facile »
Pour fuir cette conjoncture difficile, et par manque de visas nécessaires à l’émigration, beaucoup de Marocains s’engagent illégalement sur les routes migratoires maritimes qui mènent à l’Espagne : via les Canaries, où le Maroc représente le principal pays d’origine des migrants avec le Sénégal et la Guinée Conakry, ou par la mer d’Alboran, qui les conduit en Andalousie. Quelques centaines de personnes tentent aussi, à la nage, d’atteindre les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.
En 2023, 25 800 Marocains sont arrivés en Espagne, soit la troisième nationalité derrière les Colombiens (42 600) et les Vénézuéliens (27 300), d’après l’Institut national espagnol de la statistique.
En mai 2022, Omar, 21 ans, et Yassine, 24 ans ont tenté de traverser la mer d’Alboran depuis la ville marocaine de Saïdia. Les deux frères « n’étaient pas très riches, mais ils n’étaient pas pauvres non plus », avait raconté à InfoMigrants leur cousine, Sarah*. Ils vivaient tantôt chez leur grand-mère, tantôt dans un petit studio qu’ils louaient dans le centre-ville de Saïdia, lorsque Yassine prenait un poste de saisonnier dans les champs qui entourent la commune. Omar, lui, vendait des fruits sur le marché.
« Mais depuis toujours, ils voient des gens revenir d’Europe avec des voitures neuves. Ils s’imaginent que de l’autre côté de la mer, c’est l’Eldorado, avait soupiré Sarah. Je pense que ce qui les a convaincus de partir, c’est de voir des vidéos de jeunes sur TikTok et Instagram qui filment leur traversée en musique, et célèbrent leur arrivée en Andalousie. À l’écran, ça a l’air très facile ».
Depuis la publication d’une photo d’eux diffusée juste avant leur départ en mer, Omar et Yassine n’ont plus jamais donné signe de vie.
*Le prénom a été modifié.