22.01.2021 Îles Canaries : « Toutes les embarcations dans l’Atlantique sont en danger »
Les sauveteurs espagnols ont porté assistance à près de 650 embarcations de migrants l’an dernier au large des îles Canaries, soit 18 000 personnes. Roberto Basterreche, chef du centre de coordination et de secours de Las Palmas, rappelle que, malgré les nombreuses arrivées, ses équipes sont bien équipées pour porter secours à un maximum de personnes.
Plus de 23 000 migrants sont arrivés sur les Îles Canaries en 2020, presque six fois plus que sur les deux années précédentes cumulées. La plupart des bateaux ayant rejoint l’archipel sont partis des côtes marocaines dans le Sahara Occidental. D’autres sont partis d’encore plus loin, du sud de la Mauritanie ou encore du Sénégal.
Cette route maritime en Atlantique est l’une des plus dangereuses au monde. Plus de 1 800 personnes y sont mortes l’an dernier, mais les sauveteurs espagnols y ont aussi secouru 646 personnes.
Aux îles Canaries, l’organisme public responsable des sauvetages en mer est le Salvamento Maritimo, ou Sasemar. Celui-ci dispose de deux centres de coordination des secours (MRCC), d’une dizaine de navires et d’une équipe de 260 personnes.
Roberto Basterreche dirige le MRCC à Las Palmas depuis plus de 10 ans. Il a répondu aux questions d’InfoMigrants.
InfoMigrants : Selon l’Organisation internationale des migrations, 745 bateaux sont arrivés l’an dernier aux Canaries, dont 416 pour les seuls mois d’octobre et novembre. Avez-vous été par moment dépassés par les événements ?
Roberto Basterreche : Nous répondons à tous les appels de détresse que nous recevons et prenons soin de tous ceux en danger en mer. Il faut savoir que de nombreuses embarcations n’appellent pas au secours. De nombreux bateaux arrivent sans avoir demandé de l’aide.
Autre difficulté : lorsque nous recevons des appels de détresse venant d’ONG en contact avec les canots, il est fréquent que nous ne sachions pas où se trouvent exactement ces bateaux.
Chaque bateau de migrants qui naviguent dans l’Atlantique en tentant de rejoindre les Canaries est en danger.
Nous disposons de nombreux moyens aux Canaries pour les sauvetages en mer : nous avons 13 bateaux de sauvetage dont le plus petit fait 21 mètres de long. Nous avons également deux remorqueurs de plus de 60 mètres, deux hélicoptères et un avion.
IM : Comment savoir si une embarcation de migrants est en détresse ?
RB : Nous ne recevons que très peu d’appels de détresse provenant directement des migrants. La situation la plus courante est que nous recevons des appels de la Guardia Civil, qui dispose de plusieurs stations radar aux Canaries capables de détecter les embarcations. L’an dernier, il est arrivé que la Guardia Civil nous appelle plusieurs fois par jour.
Nous recevons également des signalements d’ONG ou de collectifs comme Caminando Fronteras et Alarm Phone, qui sont généralement contactées depuis les pays d’origine des migrants par des proches qui se font du souci, voire par les migrants eux-mêmes. Une fois que les ONG nous en informent, nous déployons un avion pour partir à la recherche d’éventuels canots en détresse.
Les familles lancent généralement des appels de détresse lorsque leurs proches ne se trouvent plus dans la zone de recherche et de sauvetage du Maroc. Ils appellent environ 12 ou 24 heures après leur départ des côtes africaines. Ainsi, ils savent que leurs proches ne seront pas interceptés et renvoyés au Maroc.
En général, nous patrouillons en mer uniquement lorsqu’on reçoit des appels de détresse. Mais l’an dernier, la situation était un peu différente. Au vu de l’important afflux de migrants aux Canaries, notamment en octobre et novembre, nous avons souvent envoyé notre avion pour des missions de reconnaissance.
IM : Pouvez-vous nous décrire quelques exemples d’opérations de secours ?
RB : Le sauvetage le plus loin de nos côtes s’est déroulé à 175 miles nautiques, soit plus de 300 kilomètres au sud de Grande Canarie. Et puis il y a eu trois ou quatre cas de sauvetages de migrants par des navires marchands, dont l’un à environ 550 kilomètres des Canaries. Là, nous nous sommes coordonnés avec ces navires marchands.
Au total, en 2020, le MRCC de Las Palmas a effectué 646 sauvetages d’embarcations de migrants et ainsi sauvé 18 304 personnes.
Nous avons ramené près de 90 % d’entre eux au port d’Arguineguin sur l’île de Grande Canarie. D’autres personnes ont été conduites vers Tenerife, Lanzarote et Fuerteventura.
Le MRCC de Tenerife a lui mené une vingtaine de sauvetages pour un total de 1 112 personnes secourues.
IM : Comment les services de secours se partagent-ils la zone maritime entre les Canaries et le Maroc ?
RB : Chaque pays est responsable de sa propre zone de recherche et de sauvetage. Celle des Canaries chevauche celle du Maroc.
Dès que nous recevons un appel de détresse d’un navire dans cette zone de chevauchement, nous agissons. Si nous recevons un appel de détresse d’un bateau qui se trouve dans la zone marocaine, nous communiquons avec le Maroc en transmettant nos informations.
Le Maroc dispose ensuite de moyens comme la Marine royale marocaine pour porter assistance aux bateaux en détresse se trouvant dans la zone marocaine.
IM : Cette façon de communiquer ne retarde pas les opérations ?
RB : Il n’y a eu aucun retard de notre côté. Je ne peux pas faire de commentaires sur ce qui se passe dans la zone marocaine.
IM : Dans quel état se trouvent généralement les bateaux des migrants ?
RB : Il faut distinguer les bateaux en provenance des pays d’Afrique subsaharienne comme le Sénégal et ceux partis du Maroc. À bord des bateaux subsahariens, il y a en moyenne 41 personnes. Pour le Maroc cette moyenne est de 23 migrants.
Par ailleurs, les embarcations sont très différentes : les canots partis de Dakhla dans le Sahara occidental sont appelés « pateras ». Ils sont en bois et font six à huit mètres de long.
En revanche, les embarcations qui partent de la ville marocaine de Laayoune, à seulement 150 kilomètres de l’île de Fuerteventura, sont généralement en caoutchouc.
Les bateaux partis de Mauritanie, du Sénégal et d’autres pays subsahariens sont généralement appelés des « cayucos ».
Leur longueur varie en moyenne de 12 mètres à environ 20 mètres. Ils sont donc jusqu’à trois fois plus longs que les « pateras » marocains. Les moteurs des « cayucos » sont généralement en bon état et fiables. Ils permettent de naviguer à une vitesse d’environ six nœuds, soit 11 km/h. Un « cayuco » peut ainsi parcourir plus de 200 kilomètres par jour.
IM : Les migrants qui arrivent en Espagne sont souvent en mauvaise santé. De quoi souffrent-ils ?
RB : Les blessures et les maladies varient en fonction de la durée du voyage : s’il est plus long que prévu, les migrants peuvent souffrir de déshydratation, d’hypothermie et parfois de brûlures dues à l’essence.
Mais si la traversée se déroule comme prévu, les migrants arrivent plutôt en bonne santé, comme ceux qui ont pris la mer depuis Dakhla, qui se trouve à environ 450 kilomètres au sud de Grande Canarie. Dans ce cas, ils arrivent généralement au bout de deux jours. J’ai aussi vu des gens venus de Mauritanie débarquer sans difficulté particulière après quatre jours de voyage.
IM : Avez-vous observé l’an dernier un lien entre les conditions météorologiques et le nombre d’arrivées ?
RB : La plupart des gens qui sont arrivés depuis septembre sont des Marocains. Ils ont tendance à effectuer la traversée lorsque la météo est favorable. Pour eux, les conditions météorologiques jouent un rôle plus important que pour les Mauritaniens ou les Sénégalais, dont le voyage peut pourtant durer plus de dix jours et pendant lesquels le temps peut beaucoup évoluer.
IM : Pensez-vous que le nombre d’arrivées va diminuer en 2021 ?
RB : Les années précédentes ont déjà été marquées par un nombre élevé d’arrivées – comme en 2006, lorsque 32 000 personnes avaient débarqué. Le gouvernement avait alors renforcé les contrôles vers les pays d’origine et les routes migratoires avaient changé.
Si les autorités espagnoles parviennent à enrayer les départs depuis le Maroc, le Sénégal ou la Mauritanie, la route migratoire pourrait à nouveau changer. Nous verrons à ce moment-là l’évolution de la situation.
Traduction : Marco Wolter