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À l’heure où l’Union européenne adopte un Pacte qui conforte ses ambitions d’externalisation du contrôle des migrations et de l’asile, il est impératif de s’intéresser aux acteurs du voisinage européen qui rendent possible, au quotidien, cette lutte contre les migrations irrégulières.
Car bien au-delà des autorités des pays d’origine et de transit, une myriade d’acteurs non gouvernementaux facilitent la mise en œuvre de politiques anti-migratoires aux frontières de l’Europe.
Les messagers locaux du contrôle migratoire
Sur le continent africain, de plus en plus de personnes issues des communautés migrantes sont recrutées dans le cadre de projets de dissuasion contre la migration irrégulière financés par l’UE.
Qu’ils et elles soient artistes, responsables religieux, leaders associatifs ou migrants eux-mêmes, ces intermédiaires « pairs » participent aux campagnes de sensibilisation menées par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ou d’autres acteurs internationaux.
Ces intermédiaires sont recrutés pour leur proximité avec les personnes migrantes ou aspirant à migrer, et pour « leur habilité à travailler […] dans une langue qu’[elles] comprennent […], de la manière la plus adaptée culturellement, et en instaurant un climat de confiance ». Mais bien loin de diffuser un message neutre, ils communiquent principalement sur les risques de la migration et mobilisent un registre affectif pour décourager leurs pairs de prendre la route de l’« aventure ».
Si la recherche académique a largement remis en cause l’impact de ces campagnes sur les départs en migration, peu de travaux se sont intéressés aux intermédiaires pairs en tant que tels. Pourtant, ils sont un maillon essentiel du contrôle migratoire aux frontières externes de l’Europe. Quels sont les profils sociologiques et les trajectoires migratoires de ces intermédiaires ? Dans quelles conditions sont-ils employés par les organisations internationales ? Et quelles relations entretiennent-ils avec leur public cible ?
Pour répondre à ces interrogations, cet article fait un pas de côté par rapport aux travaux universitaires qui se sont concentrés sur les formes les plus visibles de l’information à des fins anti-migratoires. En effet, si les campagnes de sensibilisation sont largement relayées dans les publications officielles de leurs commanditaires, d’autres initiatives emploient des messagers issus des communautés migrantes pour atteindre leur public cible. C’est le cas des programmes d’« Aide au retour volontaire et à la réintégration » de l’OIM que j’ai eu l’occasion d’étudier dans le cadre de ma thèse, publiée récemment. Les retours qui m’intéressent ici sont organisés depuis le Maroc et principalement destinés à des ressortissants d’Afrique de l’Ouest et centrale.
Retours « volontaires » depuis le Maroc
Les retours volontaires de l’OIM consistent à faciliter l’éloignement des étrangers jugés indésirables, mais se distinguent des expulsions classiques du fait qu’ils reposent en principe sur la volonté des migrants de rentrer dans leur pays d’origine.
Malgré leur essor significatif à l’échelle mondiale, ils demeurent controversés et leur caractère « volontaire » largement contesté, notamment parce qu’ils sont mis en œuvre dans des contextes de répression contre les migrations irrégulières et de restriction du droit d’asile qui laissent peu d’alternatives aux personnes migrantes.
Les premiers retours volontaires enregistrés par l’OIM depuis le Maroc sont organisés en 2005, à la suite des « événements de Ceuta et Melilla » au cours desquels des migrants décèdent aux frontières hispano-marocaines.
Dans ce contexte, l’OIM signe en 2007 un mémorandum d’entente avec le ministère de l’Intérieur qui officialise la mise en œuvre de ces programmes à destination des migrants irréguliers présents sur le territoire marocain. Malgré des débuts instables, ils bénéficient de financements réguliers à partir de 2014 et l’adoption d’une nouvelle politique migratoire au Maroc.
Depuis, l’OIM organise en moyenne 1 480 retours par an, principalement vers la Guinée (Conakry), la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Mali et le Cameroun.
Si ces chiffres peuvent paraître modestes, comparativement aux 69 282 retours organisés par l’OIM à l’échelle mondiale en 2022 ou aux 15 097 départs annuels enregistrés depuis le Niger, les retours depuis le Maroc n’en suscitent pas moins une coopération remarquable. Sur le terrain, l’OIM est soutenue par des acteurs périphériques qui facilitent l’éloignement des migrants en informant ces derniers à propos des retours, et inversement, en référant les candidats au retour à l’OIM.
Contrairement à ce qui existe en Belgique, en Autriche et aux Pays-Bas, ces « conseillers au retour » n’interviennent pas formellement dans le cadre d’une procédure d’éloignement, mais informent les migrants à l’occasion d’activités d’assistance humanitaire (distributions, accueil, hébergement, sensibilisation…). Ils ne sont pas toujours directement employés par l’OIM, mais peuvent être affiliés à ses partenaires locaux (organisations humanitaires ou confessionnelles, associations locales), ou agir de leur propre initiative.
Parmi ces intermédiaires, on trouve des hommes et des femmes qui sont des membres des communautés migrantes installées au Maroc. Leur participation aux retours volontaires ne résulte pas uniquement d’une stratégie de l’OIM pour atteindre son public cible, mais découle plus largement de la division inégale du travail dans le secteur de la gestion des migrations.
Des « leaders communautaires » indispensables
Dès 2010, une évaluation interne de l’OIM suggère de recourir à des « leaders communautaires » pour favoriser le « bouche-à-oreille » à propos du retour volontaire au sein des communautés migrantes.
Ces leaders communautaires sont majoritairement des hommes, ressortissants d’Afrique subsaharienne installés de longue date au Maroc qui bénéficient d’une influence sur leurs compatriotes, notamment du fait de leur engagement dans des associations de défense des droits des migrants ou dans l’aide à la circulation irrégulière vers l’Europe. Dans un contexte de développement des projets européens destinés à la gestion des migrations, ils se sont progressivement imposés comme des interlocuteurs indispensables, non seulement à l’OIM, mais à l’ensemble des organisations impliquées dans le secteur.
Jusqu’en 2014, ces intermédiaires pairs demeurent cependant employés « au noir », puisqu’en séjour irrégulier au Maroc, ils ne bénéficient pas d’un contrat de travail. Cette situation change avec l’ouverture d’une campagne de régularisation à l’égard des migrants irréguliers. Durant cette campagne, les leaders communautaires employés comme intermédiaires bénéficient du soutien de leur hiérarchie pour accéder à des titres de séjour de manière prioritaire, certaines organisations allant même jusqu’à plaider directement en leur faveur auprès des autorités marocaines.
Une expansion du secteur de l’intermédiation
Malgré des débuts laborieux, la campagne de régularisation bénéficie finalement à 23 096 personnes, soit 85,53 % des dossiers déposés. En parallèle, la « libéralisation » de la politique migratoire marocaine accroît encore le montant des financements européens et augmente le besoin d’intermédiaires pairs installés localement. Le secteur s’ouvre alors à la concurrence et des migrants régularisés – hommes et femmes – sont recrutés indépendamment de leur autorité préalable sur leurs compatriotes. Certains entament leur carrière de courtage de manière autonome avant d’accéder à un poste, comme en témoigne cet intermédiaire guinéen (Conakry) :
« Moi, avant d’être [agent communautaire] dans mon association, je voulais déjà régler le problème des migrants. J’ai commencé à emmener des gens à l’hôpital à mes propres frais. […] J’ai commencé à les accompagner, j’ai eu des contacts. Donc quand les projets sont arrivés, ils avaient besoin de moi, parce que j’avais déjà une expérience. » (Entretien, 2018)
Aujourd’hui, une pluralité de postes d’intermédiation « par les pairs » aux labels, statuts et affiliations diverses coexistent sur le terrain. On trouve des « éducateurs pairs », des « agents communautaires », des « agents de terrain », des « chargés d’accueil », ou encore des « médiateurs » qui – selon les organisations qui les emploient – sont salariés, agents contractuels (temporaires) ou bénévoles (non rémunérés).
Malgré la diversité des situations, les intermédiaires occupent généralement des emplois précaires, ce qui les pousse à chercher des sources de revenus complémentaires. Ils peuvent alors monnayer leurs services d’intermédiation auprès des migrants ou opérer comme des facilitateurs de leur circulation irrégulière vers l’Europe. Plus généralement, les intermédiaires alternent entre différents postes ou cumulent ces derniers, comme l’explique cet interlocuteur originaire de Guinée Bissau :
« Je suis “agent communautaire” et “chargé d’accueil et d’orientation” pour [deux organisations]. Je suis aussi “éducateur pair” pour l’OIM. Avant, j’étais “agent communautaire” pour une [autre organisation]. Mais tout ça, c’est un peu la même chose. C’est une personne qui est l’intermédiaire entre le bureau et la communauté subsaharienne. » (Entretien, 2018)
Les intermédiaires pairs sont chargés de mettre en relation des mondes sociaux relativement distants. Ils s’illustrent à la fois par leur maîtrise des normes de la gestion des migrations, qu’ils assimilent lors des formations organisées par l’OIM, et par leur capacité à intégrer les espaces de sociabilité des communautés migrantes.
Des compétences « racialisées »
Malgré l’absence de critères explicites, les intermédiaires pairs identifient clairement les compétences indispensables à leur recrutement. L’un d’entre eux explique :
Quand on parle de « pairs » […], c’est toujours des Subsahariens. Parce qu’il faut passer par quelqu’un de la communauté migrante pour […] transmettre le message […]. Une personne qui ressemble [aux migrants]. Quelqu’un en qui ils ont confiance. » (Entretien, 2018)
Cet interlocuteur utilise de manière indifférenciée les termes de « subsaharien » et de « migrant » pour décrire les intermédiaires pairs. Dans la même veine, un intermédiaire camerounais justifie son rôle dans le cadre des retours :
« Y a certaines personnes qui veulent pas aller directement à l’OIM […]. Parce qu’ils ont peur. […] Parce qu’il se dit, arrivé à OIM, tu toques, ce n’est pas ton frère subsaharien qui va te répondre. […] Donc il préfère passer par quelqu’un comme moi. […] Là il est rassuré. » (Entretien, 2018)
D’après ces interlocuteurs, leur capacité à nouer une relation de confiance avec leur public cible repose avant tout sur leur identification comme des membres de la communauté « subsaharienne », au singulier. Ce référentiel efface les différences existantes entre les communautés migrantes et au sein de ces dernières. Il illustre le caractère homogénéisant des représentations des organisations internationales à l’égard de leurs bénéficiaires (et de leurs intermédiaires), mais fait aussi écho aux communautés d’itinérance transnationales qui ont émergé au Maroc face à un contrôle migratoire qui vise prioritairement les personnes identifiées comme noires africaines. Contrairement à ce que suggère la citation de l’OIM reprise en début d’article, la « parité » des intermédiaires vis-à-vis de leur public cible va donc bien au-delà du partage d’une langue et d’une culture communes.
Par conséquent, les intermédiaires pairs sont prioritairement recrutés pour des savoir-faire et des savoir-être présumés naturels du fait de leur appartenance à la communauté subsaharienne, et non pour des compétences acquises, d’ordre professionnel. Ce « ticket d’entrée » racialisé dans la gestion des migrations leur permet de convertir un stigmate en une ressource pour accéder à un emploi. Il les cantonne cependant à des postes subalternes qui impliquent un contact direct avec les migrants.
Des intermédiaires invisibilisés
Comme dans les secteurs du développement ou de l’humanitaire, le travail des intermédiaires pairs dans la gestion des migrations est généralement peu valorisé.
En particulier, les « éducateurs pairs » employés par l’OIM dans le cadre d’un « projet de promotion de la santé des migrants » ne sont pas rémunérés à proprement parler, mais simplement défrayés pour les frais engendrés par leur mission (transports, repas, téléphonie…). L’un d’entre eux, également salarié comme « agent communautaire » dans une association, décrit les revendications de ses collègues :
« L’OIM a 26 éducateurs pairs au Maroc. Eux, dans leur tête, ils sont formés par l’OIM, mais l’OIM ne donne pas de travail [pas de salaire]. Or, eux, ils veulent avoir des badges directs de l’OIM, des badges qui disent qu’ils sont éducateurs pairs au nom de l’OIM. Ce sont les revendications des éducateurs pairs. Au moins, qu’ils soient reconnus ! » (Entretien, 2018)
Ainsi, les points de vue de l’OIM et des éducateurs pairs divergent lorsqu’il s’agit de déterminer le statut de l’intermédiation. Les éducateurs pairs appréhendent leur intervention comme une forme de travail qui mérite à ce titre d’être reconnue et rémunérée. Cette revendication est d’autant plus légitime à leurs yeux qu’ils doivent rendre des comptes à l’OIM à l’issue de leurs activités, à propos des migrants assistés, des lieux visités, ou encore des sujets abordés au cours des sensibilisations.
Du point de vue de l’OIM, en revanche, l’intervention des éducateurs pairs est interprétée comme une forme d’engagement communautaire, ce qui l’exempte de les rémunérer et de les reconnaître comme des membres à part entière de son personnel. Mais ce n’est pas tout. Dans le cadre d’une pratique aussi controversée que les retours volontaires – qui sont régulièrement comparés à une forme d’expulsion – invisibiliser l’intervention des éducateurs pairs est également stratégique pour l’OIM, puisqu’elle se prémunit par là même contre les critiques relatives à son influence sur le choix des migrants.
Conformément à la technique de l’« unbranding », déjà largement utilisée dans les campagnes de sensibilisation, l’OIM occulte donc ses efforts de promotion des retours en direction des migrants, en invisibilisant – et de ce fait, en précarisant – le travail de ses intermédiaires pairs.
Le contrôle migratoire dans les pays du voisinage européen est donc non seulement générateur de frontières pour les étrangers jugés indésirables, mais également producteur d’inégalités pour les petites mains qui en assurent la mise en œuvre au quotidien.