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Privilégiée par les pays du Nord, la logique purement comptable de contrôle des flux migratoires n’est pas seulement inopérante, explique l’universitaire Yves Charbit, elle est contre-productive pour l’Europe. Deuxième épisode de notre série : « Demain, 9 milliards d’humains ».
Les migrations humaines sont un fait anthropologique majeur depuis le début de l’humanité. Mais les évolutions démographiques contemporaines, ponctuées par des événements de portée mondiale (guerres, colonisations et décolonisations, crise écologique), ont dessiné un paysage démographique complexe qui appelle les décideurs politiques à s’extraire d’une lecture faussement comptable et largement instrumentalisée de ces enjeux. Il leur faut s’accorder collectivement sur des solutions justes, humaines, basées sur une analyse objective des phénomènes migratoires.
L’Afrique, le continent qui migre le moins
Entre 1990 et 2019, les migrants internationaux sont passés de 153 millions à 271,6 millions, représentant 3 à 4 % de la population mondiale. Selon la Banque mondiale (2016), le volume mondial de la migration Sud-Sud représente presque 40 % du total des migrants (97 millions), soit davantage que le volume des migrations Sud-Nord (89 millions). Seule l’Amérique latine inverse la tendance, avec plus de migration vers le Nord que de migration intracontinentale. Il faut noter qu’avec un volume de moins de 10 % (26 millions), l’Afrique est le continent qui migre le moins. Par ailleurs, 70 % des migrations internationales en Afrique subsaharienne restent en Afrique subsaharienne. Hors du continent, quelque 6 millions de migrants d’Afrique subsaharienne vivent en Europe (64 %), le reste se répartissant pour 2,7 millions en Amérique du Nord (29 %) et pour 650 000 en Australie (7 %). Dans tous ces contextes, il convient de noter que le genre reste l’angle mort des migrations. Pourtant, la moitié des migrants sont des migrantes (47,9 % à l’échelle mondiale). Les caractéristiques des trajectoires migratoires des femmes sont différentes de celles des hommes. En effet, la pression à la migration, la destination choisie, les perspectives d’emploi et de meilleures ressources, l’intégration dans des réseaux communautaires dans les pays d’accueil, la perspective ou non de retourner au pays varient fortement selon le genre.
En 2050, les migrants subsahariens en Europe resteront très minoritaires
L’Afrique subsaharienne devrait représenter 22 % de la population mondiale vers 2050 au lieu de 14 % aujourd’hui. Mécaniquement la migration depuis cette région augmentera en volume mais faiblement en proportion, restant aux alentours de 15 % à destination de l’Europe. Selon une étude récente, les Subsahariens représenteront au maximum de 3 à 4 % de la population européenne en 2050, sous l’effet conjugué de la croissance démographique en Afrique et de sa baisse en Europe. De quoi remettre en perspective les thèses, largement idéologiques, du « grand remplacement » ou d’une submersion irrépressible du continent européen alimentées par les images des esquifs de migrants et de migrantes en détresse en mer, mais également par les propos d’un nombre croissant de personnalités publiques et politiques.
En Europe, un débat public qui se focalise sur 10 % des migrations
Plus de 90 % des 2 millions de migrants vers l’Europe le font par voie légale – professionnelle, étudiante, familiale, touristique – munis d’un visa Schengen. Bien que le débat public se focalise sur les 10 % restants, des mesures de plus en plus dissuasives tentent de restreindre les migrations par voie légale – étudiante et familiale notamment. En masquant la complexité des enjeux géopolitiques, juridiques et sociaux des migrations, c’est une conception d’une Europe forteresse qui est mise en avant, excluant les possibilités d’intégration au profit d’une réponse sécuritaire. Ainsi, le débat sur la fermeture des frontières et la réduction des migrations est devenu un objet politique qui dans la plupart des pays européens masque l’importance de mettre en œuvre des politiques publiques justes visant l’égalité, la non-discrimination, l’accueil, l’inclusion et l’équité dans les secteurs de l’éducation, du logement, de l’emploi, de la santé et de la culture. Ces politiques seraient pourtant en capacité de désamorcer les phénomènes de radicalisation au sein des sociétés européennes. La plupart des programmes européens en matière de migration consistent bien davantage à contrôler les frontières extérieures qu’à assurer la protection physique et juridique des migrants. Alors que l’Union européenne (UE) et ses États membres investissent 6 milliards d’euros dans le cadre de l’accord avec la Turquie (2015) pour qu’elle garde les réfugiés de Syrie sur son sol, qu’un corps permanent de 10 000 agents opérationnels pour l’Agence Frontex est créé, 21 milliards d’euros supplémentaires sont prévus pour renforcer les frontières extérieures de l’UE d’ici 2027.
La vision réductrice du contrôle sécuritaire
Le prix à payer est pourtant élevé en termes de droits humains mais aussi de dépendance géopolitique : alors que l’accord UE-Turquie soumet l’UE à un chantage politique et financier permanent, il peut aussi être considéré comme « la honte de l’Europe » (Amnesty International) en actant l’établissement aux portes de l’UE de « prisons à ciel ouvert » et en promouvant l’externalisation de l’asile. En fait, la question migratoire est, par nature, une question transversale complexe, à regarder par-delà les frontières des pays et celles de l’espace Schengen. Les causes et les conditions des migrations en font un phénomène qui se construit dans des espaces géographiques très éloignés de ces mêmes frontières. Dans le même temps, de nombreuses politiques européennes ont des effets sur la situation des pays du Sud qui jouent aussi sur les causes profondes des migrations (politiques commerciales et agricoles, par exemple). Une logique de contrôle ne saurait donc épuiser les enjeux du développement des sociétés et des pays de départ des migrants.
Les droits des migrants ignorés par l’Europe
En 2019, 79,5 millions de personnes – dont 30 à 34 millions d’enfants – ont fui la guerre, les persécutions, les conflits et les catastrophes climatiques. Plus de la moitié d’entre elles restent dans leur propre pays (déplacées internes). Pour les autres, qui cherchent refuge dans un pays tiers, 85 % vivent dans des pays pauvres ou en voie de développement, où elles sont exposées à des risques accrus d’insécurité physique et psychologique que la crise sanitaire actuelle aggrave. Les souffrances vécues par les migrants, tout au long de leur parcours migratoire, sont innombrables : racket, violences multiples, exploitations, esclavagisme, traite des êtres humains. Avec des caractéristiques spécifiques et encore plus dramatiques pour les femmes, les filles et les enfants. Entre 2014 et 2019, pour la seule Méditerranée, le bilan s’élève à plus de 20 000 morts. Face à cette réalité dramatique, les États membres de l’UE proposent la mise en place de camps de migrants et de réfugiés. On peut citer celui de Moria en Grèce dont les capacités d’accueil sont régulièrement augmentées et dont les compétences en matière d’enregistrement et de contrôles sont étendues jusqu’à en faire un centre de rétention géré par la police et l’armée. Interdit aux médias et dont les ONG comme Médecins sans frontières se sont retirées, ce camp parti en fumée en septembre 2020 regroupait plus de 12 000 personnes.
Penser les migrations en phase avec les droits humains
Les frontières en tant que telles ne seront jamais les déterminants des flux migratoires internationaux : elles seront toujours franchies, quels qu’en soient les coûts pour les migrants. Ce sont les conditions de franchissement de ces frontières et le renforcement et l’amplification des voies légales des migrations qui doivent être remis au centre du débat. À l’aune de leurs politiques migratoires, l’UE et la plupart de ses États membres restent-ils crédibles sur le plan de la protection et de la promotion des droits humains et des droits les plus fondamentaux des migrants (à la vie, la sécurité, la santé, l’éducation, contre la détention arbitraire et les mauvais traitements, en particulier pour les filles et les femmes) ? Par ailleurs, il est nécessaire de promouvoir des programmes audacieux pour soutenir la protection des droits humains dans les pays d’origine, de transit et de destination. À quand un nouveau discours sur les migrations en Europe en phase avec les objectifs du développement durable et le respect des droits humains ?
Penser les migrations dans l’intérêt bien compris de l’Europe
Une étude récente du PNUD (la plus importante jamais conduite auprès de migrants irréguliers en Europe), qui remet en cause les idées reçues sur la migration irrégulière de l’Afrique vers l’Europe, souligne que le cadre législatif en place ainsi que les politiques et l’agenda migratoires ne sont bénéfiques ni au développement en Afrique ni aux contextes sociopolitiques en Europe. Elle remet en question l’idée qu’il est possible de réduire la migration par le biais de réponses programmatiques et politiques conçues pour l’empêcher (conditionnalité de l’aide, retours forcés, externalisation de l’asile) et interroge le fondement de la gestion européenne des migrations pour le développement. Si une logique de contrôle ne saurait épuiser les enjeux du développement des sociétés et des pays de départ des migrants, elle est inopérante voire contre-productive pour l’Europe. La réponse de l’UE – et de ses États membres – est-elle à la hauteur des enjeux qui se posent à elle : fécondité en baisse, non-renouvellement des générations, vieillissement de la population de la quasi-totalité des États membres ? Face aux risques de faillite des régimes de retraite, aux pénuries sectorielles aiguës de main-d’œuvre et en particulier aux besoins croissants de l’économie du care, les migrations, souvent présentées comme une menace, constituent en réalité une formidable opportunité. C’est ce qu’ont bien compris les pays où l’immigration de peuplement a été cruciale et reste stratégique, tels l’Australie ou le Canada, et plus près de nous l’Allemagne d’Angela Merkel en 2015, à rebours de son opinion publique.