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Les sans-papiers, forçats des centres d’appel

04.12.2022  Les sans-papiers, forçats des centres d’appel

Les travailleurs migrants dans l’offshoring constituent l’épine dorsale de ce secteur à Casablanca. Pourtant, les conditions dans certains centres de taille moyenne sont marquées par l’exploitation. Reportage

 

Il est 18h passé de quelques minutes à la station de bus du Boulevard d’Anfa à Casablanca, des jeunes hommes et femmes se précipitent pour prendre place dans la longue file d’attente pour prendre le bus. Parmi ces groupes, plusieurs jeunes originaires d’Afrique de l’Ouest ou de l’Afrique centrale tiennent leur place dans cette station.

« On devrait recevoir une indemnité mais finalement on ne reçoit rien ».

Pour la majorité, ils viennent de terminer une longue journée dans un des nombreux centres d’appel se trouvant dans les environs du centre-ville de Casablanca. Stéphane accepte de nous parler : « Je travaille dans ce secteur depuis 1 an et demi. L’expérience se passe bien. Les conditions de travail sont correctes, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Plusieurs jeunes subsahariens galèrent car les employeurs profitent de la précarité de ces personnes pour les employer quasi-gratuitement ou leur miroitant des salaires et des primes que ces travailleurs ne recevront jamais », résume-t-il, avant de s’excuser pour rejoindre son bus. Sur place, nous avons approché d’autres personnes travaillant dans ce secteur, ils ont refusé de nous parler. Ces jeunes travailleurs étrangers sont employés dans des conditions opaques, sans contrat de travail, sans déclaration CNSS, sans détenir de carte de séjour valide, ils vivent une grande précarité juridique et économique. Le secteur du centre d’appel leur offre un emploi de survie mais au prix d’une exploitation intense par un secteur demandeur d’une main-d’œuvre qualifiée. Une équation où le respect des droits est le grand absent.

Offres d’emploi sur le net

 

« On te promet des choses mais à l’arrivée, rien de concret car on ne dispose pas de documents pour prouver la teneur de ses promesses ».

Kelly est un ressortissant congolais vivant au Maroc depuis huit ans. Il connaît très bien le secteur de l’offshoring. Il y a travaillé pendant plusieurs années. « J’ai commencé en tant qu’opérateur, puis j’ai enchaîné en tant que superviseur, ensuite j’ai gravi les échelons pour devenir responsable au sein d’un centre d’appel de la place », explique-t-il. Par la suite, il s’est lancé pour son propre compte dans le secteur. « J’ai créé mon propre centre d’appel, mais avec le Covid-19 j’ai fermé cette activité, et depuis j’ai tourné la page de ce secteur », poursuit-il. Ce fin connaisseur du secteur à Casablanca décrit les conditions de travail des salariés étrangers comme « déplorables » dans certains centres d’appel. Il regrette « que des employeurs continuent d’exploiter les conditions de ces jeunes ».

 

La demande pour ces jeunes travailleurs étrangers sans papiers constitue un filon juteux et bon marché pour des employeurs sans scrupules, cherchant à minimiser leurs charges sociales. Par un simple clic, nous avons trouvé plusieurs annonces de recrutement en ligne de travailleurs « sans carte de séjour » dans le secteur (image n°2). Cette réalité risque de changer dans les prochains mois selon un autre spécialiste du secteur que ENASS a consulté.

 

Des étudiants aux résidents

 

Jean-Marie Lemaire est un entrepreneur au Maroc depuis plusieurs années. Parmi ses activités au royaume, un centre d’appel à Casablanca de taille moyenne avec environ 40 positions. Il retrace pour nous la présence des travailleurs étrangers essentiellement subsahariens : « À partir de 2006, une main-d’œuvre étrangère, essentiellement d’étudiants a commencé à travailler dans ce secteur. Ces expériences s’avèrent fructueuses pour les employeurs qui trouvent dans cette main-d’œuvre les caractéristiques nécessaires pour le secteur, notamment la maîtrise de la langue française », rappelle-t-il.

 

A cette époque, des médias du continent s’inquiètent du sort de ces étudiants qui quittent le banc de leurs écoles marocaines pour des casques dans des plateaux de bureaux à Casablanca ou Rabat. En 2009, le média Info Gabon Plus parle même « des centres d’appels marocains, un piège économique pour les étudiants subsahariens ». Malgré cette crainte, la main-d’œuvre étrangère dans le secteur continue d’être importante grâce à l’arrivée d’étrangers de divers horizons.

 

Séance de sensibilisation de travailleurs de centres d’appel au Maroc par l’ODT Immigrant- Photo : ODT-I 

Cette phase se prolonge par une deuxième étape à partir de 2013 avec l’opération de régularisation qui permet aux jeunes travailleurs de régulariser leurs situations.  « La campagne de régularisation a permis à un bon nombre de travailleurs des centres d’appel d’avoir une carte de séjour et de partir travailler dans leur secteur de formation. Donc, ceci a eu un effet déstabilisant pour le marché du travail dans ce secteur », note Le maire.

 

A partir de 2019, deux types de main-d’œuvre étrangère continuent d’être présents sur ce marché. Le premier est ceux qui travaillent dans les grands centres d’appel affiliés à des groupes internationaux et qui disposent majoritairement de cartes de séjour. Le deuxième groupe travaille dans des petits centres d’une capacité de 10 à 40 positions, qui n’ont pas de titre de séjour, faute d’un contrat de travail et d’une inscription à la CNSS. Pour Le maire, cette main-d’œuvre est en danger surtout avec le travail de mise en conformité de la CNSS. « La difficulté aujourd’hui c’est qu’avec la multiplication des contrôles dans les centres d’appel par l’inspection du travail et la CNSS, les patrons sont réticents à recruter des sans-papiers », précise-t-il. Comme beaucoup de personnes étrangères originaires d’Afrique noire, « elles sont obligées de quitter le territoire et revenir avec un visa de travail et un contrat de travail pour ensuite faire la demande, ce qui n’est pas évident », regrette Lemaire. Ces restrictions ont fait fondre le nombre de travailleurs étrangers surtout dans la période post-Covid 19. « A titre d’illustration, l’immeuble où se trouve notre centre comptait une trentaine de centres avec plus de 240 positions. Aujourd’hui, nous sommes deux centres uniquement à être présents soit à peine 80 positions », compare Lemaire. Moins de postes de travail en raison de la « crise économique » mais aussi moins de cartes de séjour délivrées par les autorités marocaines…Ce qui impacte la vie des gens.

 

A la recherche d’une carte de séjour

« Le recrutement se fait très facilement. Le jour même de l’entretien, ils te prennent pour une période d’essai ».

Omar, 27 ans, est guinéen. Il vit au Maroc depuis 2019. Il a connu les méandres de l’administration marocaine. Après une formation dans la restauration, il trouve un poste dans un restaurant à Rabat. « Mon employeur marocain était prêt à m’embaucher et m’a même préparé un contrat de travail pour faire ma demande de carte de séjour. Ma demande déposée à la préfecture de police restera sans suite », déplore ce jeune combatif. Omar décide de déménager à Casablanca pour travailler dans les centres d’appel. « A Rabat, toutes les portes étaient fermées devant moi. Des amis m’ont conseillé de venir à Casablanca. Je suis en période d’essai dans un centre d’appel, c’est un travail épuisant mais qui me permet de payer le loyer de la chambre que je loue avec des personnes », lance-t-il le jour de notre rencontre un dimanche, sa journée Off.

 

Après deux mois d’expérience dans le secteur, il est désabusé et a déjà emmagasiné plusieurs histoires sur le non-respect des droits des travailleurs sans papiers. « Le recrutement se fait très facilement. Le jour même de l’entretien, ils te prennent pour une période d’essai. On devrait recevoir une indemnité mais finalement on ne reçoit rien. On te promet des choses mais à l’arrivée, rien de concret car on ne dispose pas de documents pour prouver la teneur de ses promesses », proteste Omar.

 

« C’est un resserrement complet car les conditions économiques se détériorent au Maroc et légitimement la priorité est donnée à la main-d’œuvre locale ».

Lemaire qui côtoie ce milieu ne mâche pas ses mots : « Il s’agit de l’exploitation d’une main-d’œuvre en situation de misère, sans projection dans l’avenir. Ces jeunes n’atteignent pas les deux bouts », critique-t-il. Même son de cloche pour Kelly : « C’est une exploitation d’une jeunesse avec beaucoup de mensonges et de fausses promesses », dénonce-t-il. Une situation amplifiée par les grandes difficultés à obtenir un titre de séjour au Maroc. « C’est un resserrement complet car les conditions économiques se détériorent au Maroc et légitimement la priorité est donnée à la main-d’œuvre locale », analyse Le maire.

 

Pour ce dernier, « il est impossible de donner un contrat d’étranger pour un télévendeur de base. Pour les postes de responsabilité, ça se fait de manière régulière », rappelle-t-il. Étant donné son expérience, des contrats d’étrangers visés par le ministère de l’Emploi, il en faisait une cinquantaine par an, « aujourd’hui, c’est proche de…zéro », constate-t-il avec amertume.

« La CNSS exige désormais une carte de séjour pour déclarer un étranger».

D’autant plus que la CNSS serre la vis. Auparavant, il était possible de déclarer une personne étrangère uniquement avec son passeport. Selon les informations de ENASS, la CNSS exige désormais une carte de séjour pour déclarer un étranger. Aujourd’hui, Omar comme des milliers de travailleurs des centres d’appel étrangers vivent une instabilité de leurs emplois.  Comme le rappelle Lemaire, « aucun pays dans le monde ne peut se passer d’une main-d’œuvre étrangère ». Le Maroc est tenté par protectionnisme de son marché de l’emploi sur fond d’enlisement de la Stratégie nationale d’immigration d’asile (SNIA). Une situation qui met des milliers de jeunes étrangers dans une grande précarité acceptant des emplois précaires et sous-payés. Un statut quo qui profite au patronat du secteur qui trouve une main-d’œuvre bon marché permettant de tirer les salaires du secteur vers le bas et disposer d’un réservoir de chômeurs. C’est une configuration parfaite pour le Capital sur le travail. Personne ne semble prêt pour la changer…

 

Sourcehttps://enass.ma/2022/12/04/les-sans-papiers-forcats-des-centres-dappel/

 
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Tags : Discrimination Migrations Politique Migratoire/SNIA