Les milieux professionnels sont et seront des foyers épidémiques plus touchés par le Covid 19, tant que la santé et la sécurité au travail sont loin d’être une priorité ou une préoccupation du manager aussi bien privé que public.
L’annonce des 455 cas positifs recensés dans des unités de conditionnement de fraises dans la province de Kénitra, en est la preuve.
A quelle chose malheur est bon, cette annonce de foyer épidémique a suscité un débat public, négligé jusqu’à aujourd’hui, sur la « situation des travailleuses (eurs) agricoles ».
Dans un pays présumé, à vocation agricole, et dont l’agriculture est le 2ème secteur employeur en 2019, après les services, avec 34.4% de la population active occupée, la situation des travailleuses et travailleurs agricoles n’a jamais été à l’ordre du jour.
La durée du travail, la faible rémunération, la quasi absence des droits sociaux, et la pénibilité des conditions du travail constituent autant de facteurs de précarité de l’emploi agricole des femmes.
- L’agriculture : Paradis social au prix de la précarité
Entre 2008 (date de mise en œuvre du Plan Maroc Vert (PMV)) et 2017, les dépenses programmées dans le budget du Ministère de l’Agriculture ont progressé à un rythme annuel de 14 %, de 3,6 à 11,9 milliards de DH. Sur cette période, les dépenses d’investissement programmées ont été multipliées par 2,5 pour un montant cumulé de 63,4 milliards DH.
De plus, les dépenses des comptes spéciaux du trésor destinés au secteur agricole et de la pêche ont augmenté de 262 % entre 2003 et 2015 pour atteindre 4.800 millions de DH en 2015, dont 65 % destinés au Fonds de développement agricole, principal instrument du PMV.
Bien qu’elle nourrisse le Maroc, le PIB (13% en 2019), la balance commerciale (21,1% des exportations en 2019) et l’emploi (34.4% de la population active occupée soit, 3.715.200 en 2019), la part des investissements publics agricoles dans l’investissement public global programmé est ainsi passée de 5 % en 2008 au début du PMV à 14 % en 2017.
La situation des travailleuses (eurs) de ce secteur bénéficie de l’exception/paradis pour l’employeur aussi bien fiscal que social. Nous nous limiterons ici au dernier aspect.
- Une discrimination au niveau de la durée de travail : à la différence des autres secteurs de l’économie, le code du travail autorise les employeurs à faire travailler la main d’œuvre agricole 2.496 heures/an contre 2.288 heures dans les autres secteurs soit, 26 Jours, donc un mois de plus de différence, si on raisonne 08 H par jour (nombre d’heures légales s’il s’agit d’une répartition égale sur l’année ; 10 H en cas d’une répartition inégale).
- Une discrimination au niveau de la rémunération : en principe le montant du salaire est librement déterminé entre l’employeur et le salarié, mais il ne doit pas être inférieur au salaire minimum agricole garanti (SMAG). Malheureusement, la majorité de la classe ouvrière agricole est recrutée avec ce salaire ou moins. Ce salaire minimum garanti par la réglementation est largement inférieur à celui dans le autres domaines (SMIG). Calculé la journée, il est actuellement à 22 DH(76.70 DH prévu à partir du 01 juillet 2020), contre 14.13 DH/h (14.81 DH en 1 juillet 2020) soit 103.04 DH/Jour. C’est-à-dire que les salariés des autres secteurs touchent 50% plus que les travailleurs agricoles (presque 40 DH de moins par jour pour une travailleuse agricole).
- Au niveau du type de contrat : en raison de son caractère saisonnier, les employeurs du secteur agricole sont autorisés à conclure des contrats CDD, s’ils existent, avec les ouvriers.
Les deux variables : durée de travail et salaire sont la base de calcul des cotisations sociales, ce qui implique une sous cotisation de cette catégorie par rapport aux autres catégories de travailleurs, et par conséquent ils bénéficieront moins de prestations sociales. Les conclusions du rapport CESE 2018 sur la protection sociale au Maroc en témoigne :
- Dans le secteur agricole, un salarié sur deux est déclaré pour une durée inférieure à six mois sur douze à la CNSS ; il faudra donc deux fois plus de temps pour qu’un salarié régulier puisse obtenir le droit à une pension de retraite.
- Le nombre de mois moyen de déclaration dans les secteurs agricoles est 6.9 mois sur 12 avec un salaire moyen déclaré de 2.063 DH.
Le secteur agricole est le moins touché par le contrôle de l’inspection du travail, puisque la répartition du nombre de visites des inspecteurs de travail au lieu de travail montrent que le secteur de l’agriculture ne dépasse pas 2% de nombres d’entreprises touchées au niveau national.
S’ajoutent à ce qui précède : les conditions de travail, les conditions de transport, l’absence d’assurance accident de travail, de congé payé, des heures supplémentaires et l’absence de contrats formalisés, le harcèlement, la pénibilité…
- Les travailleuses (eurs) agricoles : le droit au travail décent est une urgence nationale
La situation des travailleuses (eurs) agricoles, comme pour le secteur privé, est loin d’être une préoccupation des syndicats qui sont dans leur majorité, orientés fonctionnaires et retraités du public.
La lecture des résultats des accords du dialogue social au niveau national /central, à part les discussions sur l’augmentation du SMIIG et SMAG, sont en faveur des fonctionnaires et agents des établissements publics et des sociétés d’Etat. Le seul point « positif », en faveur des travailleurs agricoles était compris dans l’accord du 26 avril 2011 signé à l’époque du Gouvernement Abbas El Fassi et censé être mis en œuvre par le Gouvernement Benkirane.
Il s’agit de : « La tendance progressive à l’unification entre le salaire minimum légal dans les secteurs de l’industrie, du commerce et des services, et des secteurs agricole et forestier et leurs dépendances sur une période de 3 ans à partir de 2012 », revendication actée qui n’a pas vu le jour jusqu’à aujourd’hui et personne n’en parle plus.
Vu la particularité du secteur, le travail décent en son sein doit faire l’objet d’innovation, en l’attente de son unification avec les autres secteurs, nous proposons d’encourager le recours aux agences d’emploi privées ou les sociétés d’intérim, au lieu de « Lmoukaf », qui exercent d’une manière réglementaire (ayant l’autorisation du Ministère du travail après avoir déposé la caution de 50 fois le SMIG Annuel) et qui adhèrent aux principes de la convention N° 181 et qui pourraient apporter leur contribution au travail décent selon le BIT .
D’une manière générale et selon le BIT, le travail intérimaire ou les agences d’emploi privées (AEP) peuvent accompagner, voire accélérer, d’autres évolutions à l’œuvre dans le monde du travail : pressions à la baisse sur les salaires, détérioration des droits des travailleurs, affaiblissement du dialogue social et de la protection sociale, accroissement de l’insécurité et de l’instabilité de l’emploi en général.
Ainsi, les conclusions de l’atelier du BIT organisé en 2009, qui peuvent appuyer notre proposition, stipulent que les AEP qui respectent les principes de la convention 181 peuvent, grâce aux services qu’elles fournissent, contribuer à:
- Ajuster l’offre et la demande sur le marché du travail ;
- Faciliter la transition entre les missions temporaires et les emplois en offrant aux travailleurs des agences une formation professionnelle ;
- Promouvoir le passage d’un type de contrat de travail à un autre (CDI,CDD..) ;
- Lutter contre le travail non déclaré ;
- Garantir des conditions de travail décentes.
Cependant, il convient d’être vigilant puisque ces agences d’emploi privées et de travail temporaire doivent faire l’objet du contrôle régulier selon les procédures en vigueur et ne doivent pas être délibérément utilisées pour affaiblir l’emploi régulier.
Par ailleurs, le recours à ce type de travail dans le domaine agricole au Maroc se trouve limité par le problème de la non unification du SMIG et SMAG. Il s’agit d’un sérieux problème du coût à facturer à l’entreprise utilisatrice puisque le travailleur et l’employeur sont issus du secteur agricole (paiement au SMAG) et l’entreprise du travail temporaire est considérée comme société de service (Déclaration à la CNSS au SMIG), le travailleur se trouve sanctionné une fois l’employeur fait recours à ce type de travail.
En fait, l’intervention de l’Etat, adossée à la société civile, est susceptible de contribuer à une amélioration effective des conditions de travail des femmes dans les exploitations agricoles.
Cela passerait nécessairement par le renforcement du cadre légal du travail agricole, des droits sociaux et économiques, des syndicats agricoles, et aussi par l’innovation et la recherche en matière du travail agricole.
Les droits des travailleuses (eurs) agricoles en particulier, et ceux des travailleuses(eurs) du privé de manière générale, ne doivent pas continuer à être bafoués, contournés ou ignorés sous les yeux de l’Etat et le silence des syndicats. Leur protection doit être une préoccupation de tous les jours et non seulement une réaction à un incident ponctuel tel que celui du Lalla Mimouna.
Par Mohamed Oueld Lfadel Ezzahou mezzahou@yahoo.fr
[1] Titre adapté de l’article « Elles nourrissent le monde, mais leurs enfants ont faim » de Marni Pigott et Luc Demaret » dans « Education ouvrière 2003/2-3 N° 131-132.