Il n’a suffi que de quelques heures pour que l’Espagne montre les crocs et s’attaque aux deux projets de loi visant à établir la compétence juridique du Maroc sur l’ensemble de son espace maritime. Ces derniers avaient, pour rappel, été votés par la Commission des Affaires étrangères et devaient être adoptés par la Chambre des représentants, avant que leur adoption ne soit reportée «sine die».
Premier à s’être prononcé, le gouvernement canarien, qui n’avait pas hésité à affirmer qu’il s’engageait fermement aux côtés du gouvernement central à hausser le ton si «le Maroc touche un mile des eaux maritimes des îles Canaries».
Le politologue Mustapha Sehimi, joint par notre rédaction, y voit un emballement médiatique et politique. Car, bien que les relations entre les deux pays soient des plus fructueuses, le politologue constate que «depuis des décennies la moindre petite affaire prend une dimension éruptive et subjective, avec cette mobilisation qui est un trait commun entre Rabat et Madrid. Cela donne très souvent lieu à une surchauffe médiatique et politique, qu’il s’agisse même d’un petit incident à Sebta ou Melilla».
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En effet, il a suffi également de peu pour que le parti socialiste au pouvoir dénonce à son tour l’adoption de ces deux textes de loi. Un communiqué du parti affirmait alors que «des initiatives unilatérales comme celle-ci ne contribuent qu’à créer une agitation et un bruit inutiles».
Les inquiétudes espagnoles sont fondées, note Mustapha Sehimi, car «si le Maroc dispose d’une zone économique exclusive de 200 milles nautiques sur le papier, cela couvrirait l’archipel espagnol des Canaries», bien que ce dernier soit une région autonome de l’Etat espagnol et qu’il puisse à son tour revendiquer une zone économique espagnole.
Des tentatives depuis plus de dix ans
Ainsi, la délimitation des eaux marocaines «adjacentes aux îles Canaries, Sebta, Melilla et tout autre territoire espagnol doit être faite d’un commun accord entre les deux pays et dans le strict respect du droit international», soulignait le PSOE. Une demande bien évidemment prise en compte par le gouvernement marocain, mais qui laisse place à plusieurs interrogations quant à la mise en œuvre de ce projet.
En effet, les points de discordes ne sont pas liés au projet en lui-même mais plutôt à la méthodologie empruntée, nous explique Miloud Loukili, professeur universitaire et spécialiste du droit de la mer. «L’Espagne voudrait absolument que la délimitation se fasse conformément à un principe unique, qui est la ligne médiane, tandis que le Maroc dénonce tout recours automatique à ce principe, car le Maroc considère que le droit international notamment, les arrêts de la Cour International de justice de la Haye et le droit international tel qu’il est codifié par la convention de Montego Bay permettent une délimitation conformément à l’équité», précise notre interlocuteur.
«Le Maroc a été un acteur principal dans le processus de codification du droit de la mer, il a participé à toutes les sessions et quand nous analysons la convention sur le droit de la mer, on retrouve les traces du royaume du Maroc, notamment les notions qui concernent le passage et le transit à travers le détroit», poursuit notre expert en droit de la mer.
De plus, le pays qui est une puissance maritime, avec un domaine et un espace maritime dépassant de loin son espace terrestre, a été avant-gardiste, car bien avant la concrétisation de la conférence sur le droit de la mer et bien avant la signature de la convention de Montego Bay de 1982, «le Maroc avait déjà adopté une loi portant sur la création d’une zone économique de 200 marins. Seulement le Maroc qui a signé la convention de Montego Bay, ne va la ratifier que des années plus tard, en 2007».
Loin d’être nouvelle, cette volonté marocaine a été abordée à maintes reprises avec le voisin espagnol, elle avait même donné naissance à une commission conjointe en 2002. Cette dernière avait pour mission de déblayer le terrain pour avoir une meilleure visibilité par rapport à cette délimitation, «plus particulièrement au niveau des provinces du sud, mais malheureusement cette commission a sombré dans les abysses et n’a pas connu une suite heureuse», poursuit Miloud Loukili qui est aussi co-président du Conseil scientifique du Forum de la mer.
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La tâche n’est pas simple car il est à noter qu’il y a moins de 100 kilomètres entre les côtes marocaines et le port des Canaries de Fuerteventura. Au-delà du fait que la zone économique puisse englober les côtés canariennes, l’archipel ne dispose pas des mêmes droits face à l’Etat côtier marocain, selon le droit international, souligne notre interlocuteur.
Le Maroc ne veut pas d’une crise diplomatique
De ce fait, «il faut que les deux pays fassent preuve de beaucoup d’imagination pour trouver une solution idoine et cette problématique», affirme Miloud Loukili. Du côté du politologue Mustapha Sehimi l’heure est pour le Maroc de consolider sa souveraineté sur son espace maritime, car la signature de la convention de Montego Bay donne un délai de 10 ans pour régler les questions de délimitation d’une zone économique, avec un allongement de 5 ans.
«Personne ne peut reprocher au Maroc de faire cette formalisation, et ça n’a été retiré par les dirigeants diplomatiques que parce que le Maroc n’entend pas ouvrir une crise diplomatique qui n’a pas lieu d’être d’ailleurs, parce qu’il s’agit de son droit souverain», poursuit le politologue et avocat au barreau de Casablanca.
La situation politique en Espagne est pour l’instant en transition. Il y a aussi un élément nouveau qui est Podemos, qui a «des positions tranchées sur la question nationale qu’est le Sahara et on connait les accointances de certains membres de ce parti avec le mouvement séparatiste», souligne Mustapha Sehimi.
Néanmoins, « le Maroc traite avec un Etat et un gouvernement est donc il attend du pays une position diplomatique conséquente. Le Maroc ne veut certes pas créer une crise, d’où le retrait des deux projets de loi à l’ordre du jour de la Chambre des représentants, mais la position diplomatique du Maroc n’est pas négociable et donc il ne peut plus y avoir de recul sur ces textes», affirme-il. Et de conclure: « l’Espagne est un voisin et un partenaire privilégié et donc nous verrons avec lui comment on peut trouver une solution mutuellement bénéfique ».