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« Émigrés » et « proscrits », « migrants » et « exilés », « demandeurs d’asile » et « réfugiés ». Le vocabulaire utilisé pour désigner celles et ceux qui subissent les migrations contraintes est révélateur des représentations contrastées qui leur sont attachées.
Si les médias ont beaucoup usé du terme migrants pour désigner les personnes fuyant sous la contrainte le sud de la Méditerranée et la corne de l’Afrique vers l’Union européenne au cours des années 2010, le mot n’est quasiment jamais appliqué aux millions d’exilés ukrainiens auxquels l’Union européenne accorde à si juste titre la protection temporaire.
Un détour par l’histoire montre tout l’intérêt qu’il y a d’étudier les phénomènes d’exil en tenant compte du vocabulaire qui leur est appliqué.
C’est l’un des fils directeurs de mon ouvrage En exil. Les réfugiés en Europe de la fin du XVIIIᵉ siècle à nos jours, qui se propose de remettre en perspective l’histoire européenne et contemporaine de l’exil.
Ce terme renvoie à la fois à un arrachement à sa patrie, à une situation forcée d’attente, et à une position depuis laquelle peuvent s’affirmer de nouvelles formes de mobilisation et d’engagement.
L’acte final du Congrès de Vienne, en 1815, a mis un terme aux guerres napoléoniennes. Il s’agissait pour les monarques européens de redécouper le continent et d’y assurer la paix.
Le nombre d’opposants alors chassés de leur pays pour des motifs politiques a augmenté et ceux-ci ont été de plus en plus fréquemment qualifiés en français d’« exilés » ou de « proscrits ».
Comme l’écrivit plus tard Victor Hugo dans les Travailleurs de la mer, le vocabulaire lui-même contribuait alors à distinguer les exils de patriotes et de libéraux – les « proscriptions » – des mouvements migratoires qui avaient affecté les contre-révolutionnaires durant la Révolution française – les « émigrations ».
Au début des années 1820, dans l’Europe des Restaurations monarchiques, alors même que Napoléon Bonaparte terminait sa vie banni sur l’île de Sainte-Hélène, les révolutions survenues en Europe méridionale ont jeté sur les routes de l’exil Grecs, Italiens et Espagnols.
Au cours de la décennie suivante, les révolutions réprimées à Varsovie et en Italie centrale en 1831 ont encore amplifié ces mouvements. C’est dans un contexte où les patriotes polonais fuyant la répression russe arrivaient par milliers en France – 7 000 d’entre eux étaient secourus par le gouvernement en 1832 – que la monarchie de Juillet a adopté une première loi sur les « étrangers réfugiés ».
Ce texte d’avril 1832, encore flou sur la façon de les définir, a été complété par une abondante réglementation ministérielle qui a précisé les contours de ce groupe particulièrement contrôlé (voir le corpus de circulaires ministérielles rassemblé sur le site du programme ANR AsileuropeXIX).
Le « réfugié » s’imposait alors en Europe occidentale comme une nouvelle catégorie administrative, ce qui n’empêchait pas les personnes parties sous la contrainte de revendiquer d’autres appellations : celle d’exilé en français, exile en anglais ou esule en italien (voir l’ébauche de lexique européen de l’exil et de l’asile pour le XIXᵉ siècle proposé par le site du programme ANR AsileuropeXIX).
L’exilé politique mal accueilli à la fin du XIXᵉ siècle
Le dernier tiers du XIXe siècle a marqué un nouveau point de bascule dans la façon dont les personnes contraintes de quitter leur pays pour leurs idées étaient considérées et traitées à travers le continent européen.
Ainsi, les milliers d’hommes et de femmes partis à cause de la répression de la Commune de Paris au printemps 1871 ont été particulièrement mal accueillis dans les pays d’asile qui se contentaient de les tolérer – Grande-Bretagne, Suisse, notamment – et où ils se voyaient parfois dénoncés comme étant de potentiels terroristes.
Ce mouvement s’est confirmé à la fin du siècle, avec l’intensification des circulations transnationales d’anarchistes : l’exilé politique était de moins en moins le bienvenu et se trouvait plus fréquemment assimilé à la figure du criminel qu’à celle du héros.
Avec les deux guerres balkaniques (1912-1913) puis les deux guerres mondiales, le XXe siècle a fait entrer le continent dans une ère où, plus que les répressions d’insurrections et de révolutions, les conflits armés sont devenus la principale cause de départ forcé à l’étranger.
L’exil ne concernait plus seulement les opposants politiques, mais des groupes entiers de civils visés par la progression de combats ou par des politiques de déportation de masse.
Les « personnes déplacées » de l’après Seconde Guerre mondiale
En 1945, la crise migratoire provoquée par la Seconde Guerre mondiale fut loin d’avoir été interrompue par l’armistice. En Europe de l’Ouest, l’exil, entendu comme arrachement à son foyer, représentait une expérience de masse, subie dans les années d’après-guerre par des millions de « personnes déplacées » (displaced persons).
Cette catégorie forgée par les Alliés leur permettait de désigner tous les individus en situation de déracinement au lendemain de la guerre : rescapés des camps de concentration en transit, anciens travailleurs forcés, prisonniers de guerre libérés, mais aussi expulsés des territoires de l’Est.
Parmi ces personnes dites « déplacées », se trouvaient aussi des groupes entiers qui, pour des raisons politiques, refusaient de rentrer dans leur patrie, comme ce fut le cas de nombreux réfractaires au retour en URSS.
Alors que l’immédiat après-guerre avait vu cette catégorie des « personnes déplacées » s’imposer, la création par les Nations unies du « Haut-Commissariat aux réfugiés » en 1950, puis la signature de la convention de Genève l’année suivante, allaient contribuer à placer de nouveau le « réfugié » sur le devant de la scène.
Cette convention de 1951 était la première à proposer une définition juridique et internationalement reconnue de ce statut, en se fondant sur le critère de la persécution individuelle.
Si son attribution a été généreuse en Europe occidentale au temps des Trente Glorieuses, sans toujours tenir compte en pratique de ce critère de la persécution individuelle, les années 1980 ont marqué un tournant en la matière.
Dans tous les pays grands pays d’asile européens, le taux d’accord du statut de réfugié a alors baissé drastiquement.
Avant même l’année 1989, tournant géopolitique majeur avec la chute du mur de Berlin, les pays d’Europe refermaient leurs frontières aux « demandeurs d’asile ».
De manière significative, cette expression était alors de plus en plus fréquemment employée pour renvoyer à celles et ceux qui sollicitaient le statut de réfugiés, sans être désormais certains de l’obtenir. La chercheuse Karen Akoka évoque dans son livre, L’Asile et l’exil. Une histoire de la distinction réfugiés/migrants, l’entrée dans « le régime des demandeurs d’asile » avec les années 1980.
C’est bien plus tard, à la faveur des nouveaux exils Sud-Nord produits par les « Printemps arabes » et par les guerres civiles dans la corne de l’Afrique, que le mot « migrant » s’est imposé.
Il permettait de désigner les personnes en situation d’exil cherchant à trouver refuge en Europe mais aussi ailleurs, puisque le continent n’était pas, de loin, le premier à les accueillir.
En français, ce terme avait déjà été employé dans les années 1960 pour désigner les Algériens venus en France après l’indépendance de leur pays, mais il se trouvait ainsi chargé de nouvelles significations et placé au centre de l’attention médiatique.
Dans le même temps, le terme migrant était aussi utilisé dans les médias anglophones, mais son usage a fait l’objet à partir de l’été 2015 de vives critiques.
Plusieurs voix – celles de journalistes, de chercheurs, de politiques – se sont élevées contre l’usage de ce mot qui véhiculait une vision déshumanisante des étrangers tentant au péril de leur vie la traversée de la Méditerranée. Outre cette connotation négative et presque animale, le terme « migrant », en français comme en anglais, les enfermait dans une forme de mouvement perpétuel. Il tendait enfin à les disqualifier dans leurs efforts pour demander l’asile et pour obtenir le statut de réfugiés.
À travers l’histoire européenne de l’exil, on comprend donc que les termes utilisés pour désigner les personnes contraintes au départ ne sont ni évidents, ni neutres. Ils proposent une certaine vision, et parfois même supposent une explication, une légitimation ou au contraire un rejet de ces mouvements migratoires générés par la répression et par la guerre.