Pour les familles de harragas algériens et marocains qui tentent de rejoindre clandestinement les côtes espagnoles à bord de bateaux de fortune, Francisco José Clemente Martin est un bienfaiteur. Un sauveur. L’homme sur lequel reposent les derniers espoirs d’avoir des nouvelles de ces candidats à l’exil dont on ignore souvent s’ils ont touché terre ou s’ils se sont perdus en mer.
Installé à Almeria, dans le sud de l’Espagne, Francisco José Clemente Martin documente au jour le jour ces bateaux qui font débarquer des dizaines de migrants venus d’Algérie, du Maroc ou d’Afrique sub-saharienne. Embarcations en détresse ou arrivées à bon port, cadavres rejetés sur les plages, objets appartenant à des clandestins naufragés ou encore dépouilles entreposées dans les morgues : il filme et partage tout sur sa page Facebook, que de milliers de followers suivent quotidiennement.
Au fil des mois et de ses publications, que certaines familles guettent comme une lueur d’espoir, ce jeune espagnol qui travaille comme bénévole au sein du Centre international pour l’identification de migrants disparus (Cipmid) est devenu une source précieuse pour les personnes en quête de la moindre information, du moins indice, de la moindre trace d’un proche qui est peut-être noyé près des côtes espagnoles, détenu quelque part ou dont la dépouille est gardée dans une morgue espagnole. Mais ça, c’était avant ce samedi 9 mars, date à laquelle la Guardia Civil, la gendarmerie espagnole, embarque Francisco José Clemente Martin pour une garde à vue dans le cadre d’une enquête sur des irrégularités dans l’identification des dépouilles de migrants algériens et marocains et leur rapatriement dans leurs pays d’origine.
Le réseau intervenait auprès des familles en échange de fortes sommes
Confiée au juge Raúl Sánchez Conesa du pôle d’instruction du tribunal de Carthagène, dans la région de Murcie, l’enquête vise une quinzaine de personnes soupçonnées de monnayer des rétributions de la part des familles de ces disparus en échange d’informations recueillies dans des morgues ou des services de pompes funèbres. Selon des informations du quotidien El País et du site en ligne La Verdad, le premier à révéler l’affaire, les investigations concernent plusieurs villes dont Almería, Murcie, Alicante et Madrid.
Le tribunal supérieur de justice de Murcie indique que les personnes concernées font l’objet d’une enquête pour appartenance à une organisation criminelle, escroquerie, falsification de documents publics et délits contre le respect des défunts. Des perquisitions menées dans treize maisons à Murcie, Almería et Jaén ont permis de récupérer 70 000 euros en liquide. Des ordinateurs et du matériel informatique ont été saisis.
Parmi les suspects, on trouve notamment des employés de pompes funèbres et des personnes travaillant au sein de l’administration judiciaire, affectées à l’Institut de médecine légale de Carthagène. À la tête de ce réseau : Rachid Sahli, qui a été placé en détention préventive. Antonio C.H., patron d’une entreprise de pompes funèbres sise à Huércal-Overa, a été lui aussi placé en détention provisoire par le juge instructeur.
Ressortissant marocain établi dans la région de Murcie, Rachid Sahli possède l’entreprise de pompes funèbres Servicios Funerarios Ibn Sina S.l, spécialisée dans le rapatriement des dépouilles vers l’Afrique du Nord. L’homme est en outre à la tête d’une agence de voyage, Viajes Asalehin SL, spécialisée dans l’organisation de voyages vers les lieux saints en Arabie Saoudite. Selon le site La Verdad, Sahli est connu des services de police depuis une première arrestation, en 2016. On lui reprochait à l’époque d’avoir exercé illégalement la médecine en pratiquant des circoncisions sur des enfants musulmans dans la région de Murcie, Tolède et Ávila.
L’affaire des dépouilles de harragas, elle, commence dans le courant de l’année 2022, lorsqu’une plainte est déposée après la publication de photographies de migrants algériens et marocains qui se sont noyés près des côtes espagnoles, qu’ils tentaient de gagner via des embarcations de fortune. Ces clichés avaient été pris dans des morgues, suggérant ainsi l’implication du personnel y exerçant. Ils auraient été ensuite utilisés auprès des familles de personnes disparues pour procéder à leur identification, en échange de fortes sommes d’argent. Une fois le corps identifié, le réseau dirigé par Rachid Sahli intervenait auprès de ces mêmes familles pour leur proposer des prestations funéraires et des procédure administratives dans les opérations de rappariement des dépouilles, en échange là encore de fortes rétributions.
Le nombre de disparus a explosé en 2023
Selon El País, les sommes réclamées vont de 3 000 à 10 000 euros par famille, le paiement étant exigé avant l’entame de toute démarche. Les membres du réseau profitent ainsi de la détresse et du désarroi des parents pour soutirer de substantielles sommes d’argent. Selon des chiffres officiels, 57 000 personnes sont arrivées en Espagne en 2023 par voies maritimes illégales, contre 32 000 l’année précédente. Le nombre de personnes disparues en mer a également explosé. L’ONG Caminando Fronteras évoque le chiffre de 6 618 migrants morts au cours de ces traversées, dont 611 en provenance d’Algérie et du Maroc.
En Algérie, l’État prend en charge, depuis 2017, tous les frais liés au rapatriement des dépouilles de ressortissants algériens décédés à l’étranger via le «Fonds de solidarité pour les ressortissants algériens décédés à l’étranger». Les consulats et les ambassades algériennes interviennent également dans le processus d’identification et de rapatriement des corps.
En août 2023, la famille Aoujit, du village de Boudjellil en Kabylie, a perdu son fils Lounis alors qu’il tentait de gagner l’Espagne avec un groupe de camarades de la même région. Après plusieurs jours de recherche, elle a fini par localiser sa dépouille dans une morgue à Palma de Majorque. Avec l’aide du consulat d’Algérie à Barcelone, qui a pris en main le dossier ainsi que tous les frais, les Aoujit ont pu rapatrier son corps douze jours plus tard, avant qu’il ne soit enterré dans le cimetière de son village. « Nous n’avons pas payé un seul dinar, raconte à Jeune Afrique Soufiane, l’un des proches de Lounis. C’est l’État qui a tous pris en charge. »
Si certaines familles algériennes parviennent à rapatrier, non sans difficultés, le corps de leurs proches en sollicitant le concours et l’aide des autorités consulaires, d’autres ignorent ces mécanismes d’aide et de solidarité et sont prêtes à tout pour localiser un corps, dénicher le moindre objet pouvait permettre de retrouver les traces ou des signes d’existence de celui ou de celle qui a pris le bateau pour l’Espagne. C’est là qu’interviennent les trafiquants de cadavres, qui arnaquent les familles.
Contacté par Jeune Afrique, Francisco José Clemente Martin confirme avoir été entendu par la police pendant deux jours avant d’être remis en liberté. Son passeport lui a été confisqué. Bien qu’il nie toute implication dans cette affaire, il fait toujours l’objet d’investigations. Le jeune espagnol assure que les perquisitions à son domicile par la Guardia Civil n’ont rien donné. « Je suis un bénévole pour une ONG et je n’ai pas demandé de l’argent à des familles migrants disparus », jure-t-il.